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il est douloureux de vouloir, d’entrevoir même le bien, et de se sentir impuissant contre le mal ; le prince de Danemark a éprouvé ces terribles angoisses ; mais il a été réservé à l’homme de nos jours de subir un tourment bien plus affreux, — celui d’aspirer vers le bien, et non-seulement d’être contraint à tolérer le mal, mais même à le défendre — par la crainte du pire, par l’appréhension de l’abîme et du néant ! Hamlet défendant le règne des imbéciles et des fripons, des Polonius et des Osric, Hamlet faisant de sa poitrine et de son cœur un rempart au trône du brigand couronné Clodius, et tout cela pour échapper à la logique avinée des fossoyeurs, qui trouvent que « la plus haute noblesse devrait appartenir aux tanneurs et aux croque-morts : » à coup sûr l’ironie est amère, satanique ! C’est pourtant là le rôle dévolu au comte Henri, le combat auquel est appelé quelquefois l’homme libéral du XIXe siècle. La lutte est bien autrement triste et décevante qu’elle ne l’a été dans des temps encore assez rapprochés des nôtres, car dans cette lutte nous nous surprenons à manquer non-seulement de foi, mais souvent même de bonne foi, et le drame devient d’autant plus poignant que, pour être tragique et infernal, il n’en ressemble pas moins parfois à une comédie.


III

Une chose frappe surtout dans l’ensemble de l’œuvre du poète anonyme : la marche en quelque sorte descendante de son esprit des questions universelles, embrassant toute l’humanité, à des questions nationales et psychologiques. Le phénomène est d’autant plus surprenant que ce n’est pas là la marche ordinaire du génie poétique. Prenez Dante, Shakspeare ou Goethe ; ils s’élèvent tous graduellement du spécial au général, du fini à l’infini, de la Vita nuova au chant du Paradis, du drame historique et national et de Roméo aux conceptions vastes et profondes de Macbeth et d’Hamlet, de Werther et de Goetz von Berlichingen aux secondes parties de Faust et de Wilhelm Meister. Sans sortir des régions de la poésie polonaise, la carrière de Mickiewiçz offre au plus haut degré le spectacle d’un développement toujours ascendant. Il débute par des ballades et des romances empruntées aux traditions et aux légendes populaires, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus inhérent au sol natal, de plus circonscrit par l’horizon domestique. Il s’élève ensuite au conte de Grazyna, où se reflètent les souvenirs d’un passé féodal, et au Wallenrod, où se laisse voir le présent de la nation avec toutes ses préoccupations fiévreuses ; on y entend déjà le tocsin de 1830. Ensuite le Sieur Thadée représente la vie nationale dans l’ensemble