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en compte jusqu’à onze, qui forment une échelle de perfection croissante. L’inspiration prophétique n’est d’abord qu’une forte agitation de l’âme, un généreux élan qui dispose à concevoir de grandes actions et à prononcer des oracles de sagesse. Le prophète parle, et il sent que les mots qui s’échappent de ses lèvres viennent de plus haut que lui. Bientôt à l’extrême agitation succède le calme. Le prophète s’assoupit, et il a des songes. Quelquefois le songe se réduit à des images ; mais au degré supérieur le prophète entend des voix. Tantôt ces voix retentissent sans qu’il sache comment, tantôt il voit le personnage qui lui parle ; mais quel est cet interlocuteur mystérieux ? C’est tour à tour un simple mortel, un ange, et enfin, à ce que croit le prophète endormi, Dieu lui-même. À un degré encore plus sublime, le prophète est éveillé. Ce n’est pas dans un songe qu’il aperçoit l’avenir, c’est dans une vision. La vision est au-dessus du songe, comme le songé est au-dessus de la simple exaltation. Dans la vision même, il y a des degrés. Le prophète en atteint le plus haut quand il voit un ange et entend distinctement sa voix ; mais n’est-il pas possible qu’un prophète atteigne plus haut encore, que dans une vision il soit convaincu que c’est Dieu même qui lui parle ? Non, répond Maïmonide avec un sang-froid qui paraît mêlé de quelque ironie, non, la force de l’imagination ne peut pas aller jusque-là[1].

Il est clair par ces paroles, comme par tout l’ensemble du livre, que, malgré les efforts sincères de Maïmonide pour maintenir l’égalité entre les deux conditions de l’inspiration prophétique, la condition maîtresse à ses yeux, le don caractéristique du prophète, c’est la force de l’imagination. De là toute sa théorie.

Ainsi aucune prophétie, aucune révélation n’arrive que dans un songe ou dans une vision. « Moïse seul, dit Maïmonide, a eu des révélations à l’état de veille, dans un calme parfait et sans avoir besoin d’imagination. » Or il faut savoir que Maïmonide place Moïse en dehors de sa théorie. L’exception est grave sans doute, mais cette concession nécessaire faite à l’orthodoxie ne laisse que mieux paraître le vrai caractère de la doctrine.

L’imagination étant la faculté maîtresse des prophètes, il faut, pour prophétiser, avoir l’imagination libre. C’est pourquoi les prophètes, quand Ils ont des accès de colère ou de tristesse, perdent leur propriété : « Notre patriarche Jacob, dit Maïmonide, n’eut point de révélation pendant les jours de son deuil, parce que sa faculté Imaginative était occupée de la perte de Joseph[2]. » Une

  1. Le Guide des Égarés, partie Ire, p. 333 et suiv.
  2. Ibid., p. 282.