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Voilà l’idée sacrilège que le moyen âge crut découvrir au fond des commentaires péripatéticiens d’Averroès, et qui lui valut ces anathèmes dont l’écho, prolongé pendant plusieurs siècles, a retenti dans l’imagination populaire, et s’est exprimé par mille légendes en France et en Italie. L’esprit juste et étendu de Maïmonide est fort éloigné de telles pensées. Il est probable qu’en écrivant le Guide des Égarés il ne les connaissait pas, n’ayant eu entre les mains les livres d’Averroès qu’à la fin de sa vie. À coup sûr, il les eût désavoués comme Juif et comme philosophe. Nous le voyons en effet accueillir sans défiance la théorie de l’Intelligence active telle qu’Avicenne l’avait exposée. Tout en reconnaissant que nos faibles intelligences reçoivent la lumière et, la vie d’un principe supérieur, il croit fermement à la personnalité, à la liberté de l’individu humain, à la persistance du moi après la mort, et à toutes les conséquences morales et religieuses qui en découlent[1]. Il y a là, beaucoup de sens, mais si peu d’originalité, que nous, qui ne cherchons dans le Guide des Égarés que les traits caractéristiques, nous n’aurions même pas mentionné cette théorie, si elle ne se rattachait aux vues de Maïmonide, curieuses cette fois et profondément originales sur la prophétie et sur les miracles.

C’est, je crois, avec le Guide des Égarés qu’apparaît pour la première fois dans le monde une théorie philosophique de la prophétie. Prophétie, théorie philosophique, ces deux mots semblent se contredire, car qu’y a-t-il qui, semble échapper davantage aux catégories de la science que l’inspiration surnaturelle ? C’est un éclair d’en haut qui tombe sur une âme et lui découvre les mystères éternels ; c’est un ravissement soudain qui l’emporte aux régions célestes. C’est Moïse sur le Sinaï, entendant la voix de l’Éternel parmi les tonnerres et les éclairs ; c’est Ézéchiel saisi par une main divine qui l’enlève de terre et le met face à face avec la gloire du Dieu d’Israël ; c’est saint Paul s’arrêtant sur le chemin de Damas, foudroyé par une voix qui lui crie : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » Toute cette brûlante poésie se glace sous la froide analyse de Maïmonide ; il recueille méthodiquement les récits des anciens prophètes ; il analyse leurs visions, compare leurs songes avec le sang-froid d’un anatomiste qui fouille, à l’aide du scalpel et du microscope,

  1. Voyez la troisième partie du Guide des Égarés, que M. Munk n’a pas encore traduite, mais dont il nous donne l’esprit et la substance dans ses Mélanges de Philosophie juive et arabe, page 486 et suiv. — Comp. M. Franck, Études orientales, p. 317 et suiv.