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du Talmud[1] : « Quelqu’un, venu en présence de rabbi Hanînâ, s’exprima ainsi en faisant sa prière : O Dieu grand, puissant, redoutable, magnifique, fort, craint, imposant… Le rabbi lui dit en l’interrompant : As-tu achevé toutes les louanges de ton Seigneur ? Certes, même les trois premiers attributs, si Moïse ne les avait pas énoncés dans la loi et que les hommes du grand synode ne fussent pas venus les fixer dans la prière, nous n’oserions pas les prononcer. Et toi, tu en prononces un si grand nombre ! Pour faire une comparaison, un roi mortel par exemple qui posséderait des millions de pièces d’or, et qu’on vanterait pour posséder des pièces d’argent, ne serait-ce pas une offense pour lui ? »

Maïmonide fait remarquer subtilement et finement que l’offense consiste ici, non pas à rester au-dessous du nombre des pièces, mais à substituer l’argent à l’or, ce qui signifie qu’entre Dieu et la créature il n’y a pas une simple différence de degrés, de plus et de moins, mais une différence de nature et d’essence. Or, s’il en est ainsi, il ne faut pas dire que Dieu se distingue de la créature par un plus grand nombre d’attributs ; il faut dire que Dieu n’a point d’attributs. Qu’est-ce en effet qu’un attribut ? C’est quelque chose qu’on ajoute à l’essence d’un sujet ; mais il est absurde d’ajouter quelque chose à l’essence infinie de Dieu. Ou bien c’est une simple définition du sujet ; mais définir un sujet, c’est le rapporter à un genre et à une espèce. Or Dieu, étant seul de son genre et de son espèce, se dérobe à toute définition. Ou bien enfin c’est une détermination d’un sujet, c’est-à-dire l’assignation d’un mode particulier d’existence ; mais alors donner des attributs à Dieu, c’est le déterminer, le limiter, c’est transporter en lui les limitations et les modes de la créature : c’est donc diviser son essence et la dégrader.

Toutefois ne fera-t-on pas exception pour quatre attributs qui paraissent n’avoir rien d’incompatible avec l’essence divine : la vie, la puissance, la science et la volonté ? Erreur ! C’est dans notre être inégal et composé que la vie et la pensée, que le savoir et le pouvoir se divisent. En Dieu, tout cela est un. Quel rapport d’ailleurs entre notre science et celle de Dieu ? Ceux qui veulent obstinément attribuer à Dieu la pensée sont obligés d’ajouter qu’il ne pense pas comme l’homme, qu’il ne raisonne pas, qu’il ne se souvient pas. Alors à quoi bon employer le même mot, pour désigner des choses radicalement différentes ? À quoi bon dire de Dieu qu’il possède la volonté et la félicité pour se dédire aussitôt après en déclarant qu’il ne connaît ni l’espérance, ni la crainte, ni la tristesse, ni la joie, en d’autres termes que sa manière d’être n’a aucun rapport avec la nôtre ?

  1. Le Guide des Égarés, partie Ière, page 253.