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nous fait parfois ouvrir une tombe pour y contempler un visage déformé, repoussant, et autrefois chéri. Dans ce miroir brisé, pour employer l’expression poétique de Shakspeare, le comte veut contempler sa propre image, si étrangement défigurée. Chose triste et bien faite pour désespérer : dans cette dispute du comte et de Pancrace, il n’y a de juste et de fondé que les griefs réciproques ; aucune étincelle de vérité ne jaillit du contact de ces deux pôles négatifs. « Vous tous, dit Pancrace, vieillis, pourris, repus, pleins de mangeaille et de boisson et de vers rongeurs, faites place à ceux qui sont jeunes, affamés et robustes. — Je te connais aussi, toi et ton monde, répond le comte ; j’ai visité pendant la nuit ton camp, j’ai vu la danse des fous de cette foule dont les têtes te servent de marchepied. J’ai reconnu tous les crimes du vieux monde habillés à neuf, entonnant une chanson nouvelle, et qui finira par le refrain séculaire : de la chair, de l’or et du sang ! — Tes ancêtres étaient des bandits, dit l’un. — Les tiens étaient des esclaves, » répond l’autre. Les adversaires se séparent, la lutte recommence, plus acharnée et plus implacable, et au moment suprême, quand le dernier bastion croule, le comte se donne la mort en s’élançant du haut de la tour. Il avait déjà bien avant entendu l’arrêt du ciel, qui le condamnait « pour n’avoir rien aimé, rien estimé que soi-même et ses pensées, » et c’est son propre fils qui lui avait expliqué ces voix venues d’en haut. La fin de Pancrace est plus subite ; elle est imprévue, non préparée, et par cela même profondément significative. À peine arrivé triomphant sur le haut des remparts, le chef victorieux s’affaisse tout à coup et sans cause apparente ; il chancelle et expire, indiquant seulement de la main une croix sanglante qui paraît au ciel, et proférant ces seuls mots : Gatilœ, vicisti !…

Ce qui désole le plus dans la Comédie infernale, nous l’avons dit, c’est précisément cette fin sans solution, ce triomphe universel du néant qui a englouti tous les principaux acteurs du drame, le comte, sa femme, Pancrace, et jusqu’au pauvre George. Faut-il donc désespérer à jamais ? Ou bien est-ce parmi les acteurs de second rang qu’il faudra chercher une figure, une ombre à laquelle pourraient s’attacher un intérêt, une espérance ? J’entrevois surtout le jeune Léonard, le disciple chéri de Pancrace, l’enthousiaste sincère qui a partagé toutes les haines, toutes les idées du maître, mais qui ne s’est pas souillé de sang, et, soit hasard, soit instinct, soit bonheur, n’a pas de crimes à se reprocher. Le rôle conciliateur est-il réservé à Léonard, type de la génération naissante qui a assisté à nos luttes, vu nos misères, partagé nos folies, mais qui est restée pure de nos horreurs ? Le rôle de cette génération sera dans tous les cas immense ; elle aura beaucoup à oublier et beaucoup à apprendre. Elle