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se trouvait la France à la fin du siècle dernier, au moment où s’agitait la question de ces droits seigneuriaux qui devaient disparaître dans une révolution.

À côté de la noblesse et des paysans, il y a une population urbaine qui est peut-être l’élément le plus dangereux aujourd’hui pour le gouvernement, l’élément le plus révolutionnaire. Dans les deux capitales et dans les principales villes de province vit une classe nombreuse, d’un caractère indéterminé et mixte, étudians, écrivains, employés subalternes, fils d’employés[1], fils de prêtres, petits industriels, précepteurs, artistes, etc., tous désignés sous ce nom de raznolschintzi, c’est-à-dire gens de professions diverses. Toute cette classe nombreuse et chaque jour croissante, distincte des marchands et du bas peuple en ce qu’elle s’habille à l’européenne, est envahie par les idées radicales, démocratiques. Elle se nourrit des écrits de M. Hertzen ; déteste l’aristocratie, et n’ayant rien à perdre, aspire aux changemens violens. On se tromperait étrangement si on croyait que le gouvernement russe peut compter sur les employés, principalement sur les employés subalternes. Misérablement payés, exposés chaque jour aux duretés avilissantes et au despotisme de leurs supérieurs, ils ne sont que médiocrement attachés au pouvoir qu’ils servent ; ils murmurent au contraire tout haut contre lui, et ont des affinités révolutionnaires. Même parmi les fonctionnaires d’un ordre plus élevé, le dévouement et la fidélité ne sont rien moins que sûrs. C’est dans ces régions officielles, dans les ministères, et jusque dans le sénat, que M. Hertzen a trouvé souvent des complicités mystérieuses, de ces intelligences inavouées qui lui ont permis de révéler plus d’un scandale administratif. Le fait est que les dispositions les plus secrètes du gouvernement, même (le croirait-on ?) les documens revêtus des observations de l’empereur, se divulguent rapidement et vont alimenter les conversations de Pétersbourg. Parmi les personnages officiels d’un ordre supérieur, on voit croître le nombre de ces hommes que l’on appelle en Angleterre timeservers, gens habiles et souples qui, sentant grandir autour d’eux la puissance nouvelle de l’opinion, cherchent à servir deux maîtres, l’opposition et le gouvernement.

Si ces dispositions ne régnaient que dans l’ordre civil, ce serait déjà grave sans doute ; mais un symptôme fait pour donner bien plus encore à réfléchir, c’est que les idées radicales, démocratiques et même socialistes gagnent l’armée, surtout les jeunes officiers. L’académie

  1. On compte en Russie environ 200,000 employés de toute sorte : les employés d’extraction roturière n’ont qu’un titre personnel de noblesse qui résulte du grade attaché à leur fonction ; leurs fils restent roturiers. On compte aussi environ 80,000 familles de prêtres.