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Comme grand-amiral, il a réalisé dans la marine de véritables réformes ; il a introduit dans la flotte quelque chose qui ressemble à un jury et à une procédure publique. Sous sa direction paraît un journal, le Recueil maritime, où à côté de travaux spéciaux il y a souvent des articles sévères sur les abus de l’administration. Le grand-duc Constantin fréquente sans nulle étiquette quelques sociétés savantes, chose nouvelle en Russie, Il a été l’un des partisans les plus énergiques de l’émancipation des paysans, et même dans une circonstance, assistant à un conseil, il se prononça avec une telle âpreté contre la noblesse, contre les fauteurs de l’ancien régime, qu’il prêta des armes à ceux qui cherchaient à indisposer l’empereur contre lui, et qu’il fut peu après invité à faire un voyage de quelques mois. L’opinion publique en Russie suit tous les signes de ces divergences, et le rôle attribué aux princes de la famille impériale n’est pas l’élément le moins curieux du mouvement qui s’accomplit ; ce n’est pas non plus la différence la moins frappante entre le règne actuel et le règne de l’empereur Nicolas.

Une question singulière s’élève quelquefois en Europe sur la nature de ce mouvement. Pour l’expliquer, on peut être tenté de préciser, sous le nom de partis, les différentes nuances d’opinions qu’on entrevoit en Russie. Ce ne sont point cependant des partis dans la véritable acception du mot, — des partis organisés, fondés sur des convictions strictement déterminées, tendant à un but visible et certain. Dans un pays où toute la politique s’est proposé la désagrégation, le morcellement de la société, où le gouvernement a travaillé sans cesse à effacer toute trace de spontanéité sociale en isolant encore les individus par une défiance mutuelle, l’organisation d’un parti n’est pas une chose facile, qui puisse se faire d’un coup. Le résultat principal du règne de l’empereur Nicolas fut pour ainsi dire une complète pulvérisation de la société russe. Il faut du temps pour que ces atomes dispersés puissent se réunir et former ces corps organiques qui s’appellent des partis ; il faut avant tout que cet abîme immense qui existe entre les classes soit comblé. Ce qui entrave encore l’organisation sociale et la formation de véritables partis en Russie, c’est l’étendue démesurée des provinces, l’absence de voies de communication, la difficulté de toute réunion et de toute entente entre les habitans des différentes contrées, le développement restreint de la population. Jusqu’à présent, il n’est point douteux que ce mouvement de la Russie offre un certain caractère anarchique. C’est une fermentation confuse ; il n’y a point de vues rigoureusement formulées et précises ; encore moins les Russes se rendent-ils compte de la nature possible de leur action et des moyens de réaliser leurs désirs. Au milieu de ce chaos d’idées,