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de quelques fonctionnaires supérieurs. On ne peut bien comprendre la signification réelle de semblables manifestations qu’en se souvenant de ce qu’était la Russie, il y a six ans à peine, sous le règne de l’empereur Nicolas.

C’est ainsi que tout marche, et qu’à travers les mailles impuissantes d’un vieux système politique se dégage comme une nation nouvelle échappant en quelque sorte au gouvernement, se manifestant autour de lui, sous ses pas, — incohérente et irrégulière si l’on veut, mais ardente, vivace, puisant une force dans tous les instincts comprimés, étendant ses ramifications dans toutes les classes, dans toutes les sphères, et trouvant même un écho, dit-on, jusque dans la famille impériale, image de la société russe. Ce n’est pas, comme on l’a vu souvent dans d’autres pays, le grand-duc héritier, le tsarévitch, qui est en intelligence avec les instincts libéraux. Il est trop jeune encore ; il a dix-sept ans à peine. Il a eu, il est vrai, un précepteur, M. Titof, et des professeurs d’un esprit éclairé ; mais les partisans de la politique de l’empereur Nicolas ont réussi à éloigner ces professeurs, et il y a un an, lorsque le tsarévitch atteignait sa majorité, il a été maintenu sous la tutelle ou sous la direction d’un homme d’opinions peu suspectes de libéralisme, le général Strogonof, qui veille sévèrement à l’éducation du jeune prince. On a cru quelque temps à la possibilité d’une influence active et conciliante de l’impératrice Marie-Alexandrovna ; mais cette princesse, de la famille grand-ducale de Hesse et autrefois protestante, s’occupe peu des affaires de l’état et s’adonne avec la plus vive piété à toutes les pratiques de l’orthodoxie russe. Les deux grands-ducs Nicolas et Michel, frères de l’empereur, semblent rester également en dehors de la politique. Placés à la tête des deux grandes directions du génie et de l’artillerie, ils ne s’écartent pas des exercices et des manœuvres. La grande-duchesse Hélène, veuve du grand-duc Michel, frère de l’empereur Nicolas, ne laisse point au contraire d’être soupçonnée d’un certain penchant pour le libéralisme. À Pétersbourg, elle représente l’opposition de la cour. Dans ses salons règne une certaine humeur frondeuse contre le gouvernement et ses abus, et elle a passé quelquefois, notamment l’été dernier, pour être tombée en disgrâce. C’est le grand-duc Constantin, frère de l’empereur, qui semble avoir aujourd’hui le rôle le plus actif et le plus important dans le nouveau règne à côté d’Alexandre II. Il a un caractère énergique et une intelligence vive, et il a toujours été considéré, même du temps de son père, comme aimant à s’instruire. Il a lu et recueilli beaucoup d’idées du siècle. Est-il réellement libéral ? Toujours est-il qu’il a des vues plus larges que le gouvernement actuel de la Russie, et qu’il ne redoute pas un certain libéralisme.