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que M. Hertzen est en guerre avec l’autocratie ; il a développé ses idées sur l’avenir révolutionnaire de la Russie ; il a raconté, on le sait, avec une virile émotion ses années de prison et d’exil sous l’empereur Nicolas[1], et c’est après avoir beaucoup éprouvé, beaucoup vu, beaucoup observé, qu’il est allé, expatrié volontaire, s’établir à Londres, où il a organisé toute une imprimerie russe, livrant incessamment à la publicité non-seulement un journal, la Cloche (Kolokol), mais encore un grand nombre de brochures et même d’ouvrages plus étendus.

La puissance de M. Hertzen en Russie est étrange. C’est un vrai dictateur de la nouvelle génération, et il n’y a vraiment nulle exagération à reconnaître que son autorité morale l’emporte sur l’autorité matérielle du gouvernement lui-même. Il peut dire sans vanité qu’il est en état de se mesurer avec Alexandre II et de traiter avec lui d’égal à égal. C’est d’ailleurs un talent littéraire plein de force et de passion ; il a l’éloquence de l’ironie et de l’invective. Il est né agitateur, il sait merveilleusement s’imposer à la conviction de ses compatriotes, faire jouer tous les ressorts de leur esprit national, à ce point, dit-on, que pas un Russe ne peut résister à l’entraînement de sa parole. M. Hertzen n’est nullement un de ces démagogues vulgaires pleins de haine et d’envie, pour qui tous les moyens sont bons. C’est un homme indépendant par sa position, d’une conviction profonde, d’un amour ardent pour son pays et d’une élévation de caractère reconnue par ses ennemis les plus acharnés eux-mêmes, les fonctionnaires du gouvernement russe, qui respectent en lui une honnêteté supérieure. On attribue au Kolokol la diffusion du socialisme en Russie, et ce n’est peut-être pas complètement exact. M. Hertzen est sans doute au fond socialiste, en ce sens qu’il a pour la Russie son idéal d’organisation sociale dans l’avenir ; mais pour le moment il a des idées plus pratiques, il tend au plus pressé et à ce qui est le plus réalisable. M. Hertzen accepte le gouvernement actuel ; seulement il demande que ce gouvernement change de système et renonce aux traditions de Nicolas. Il demande la transformation immédiate des paysans en propriétaires, l’autonomie communale, l’abolition des classes dans lesquelles la société est officiellement parquée, la suppression des peines corporelles, la modification de la bureaucratie, la révision du code russe, l’introduction de la publicité et du jury dans le système judiciaire, la liberté de conscience, la liberté de la presse, de l’enseignement, du commerce, de l’industrie, l’indépendance réciproque de l’administration, de la magistrature et de la police, le

  1. Voyez ce récit dans la Revue du 1er septembre 1854.