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peu s’en fallut que M. Kniajievitch ne fût remplacé. Lorsque les comités de propriétaires fonciers se réunissaient, il y a deux ans, pour examiner la question de l’affranchissement des serfs, celui de la province de Tver osa, dans une adresse au tsar, prononcer le mot de constitution ; l’empereur fut violemment ému et exila deux des membres de ce comité, MM. Umkovski et Europeus, à Viatka et à Perm. Quelques mois plus tard, à la vérité, il regretta de s’être laissé emporter et fit cesser cet exil.

L’émancipation même des paysans ne procédait nullement d’une politique libérale : c’était une pensée isolée léguée par l’empereur Nicolas, qui ne l’avait point conçue assurément dans des vues de libéralisme. Et il y a un fait important à observer : si, dans une réforme qui semble devoir rester comme l’honneur de son règne, Alexandre II a montré une volonté inébranlable, une fermeté exceptionnelle, s’il a résisté à la pression des partisans du servage, c’est que son père, en mourant, lui avait recommandé cette grande mesure. Quant à d’autres réformes dont on a fait souvent trop de bruit, en réalité aucune n’a été sérieusement accomplie, ni même tentée. Pas un rouage du gouvernement de l’empereur Nicolas n’a disparu. Sous le nouveau règne comme par le passé ; la troisième section de la chancellerie impériale, la police secrète, a cassé les arrêts des tribunaux. Rien n’a été entrepris pour faire pénétrer la lumière dans l’administration, dans les finances, pour simplifier l’organisation judiciaire, pour faire cesser ce mélange corrupteur de la justice, de l’administration et de la police, et en fin de compte l’autorité militaire est restée seule maîtresse et souveraine. C’était là encore une tradition de l’empereur Nicolas, qu’Alexandre II se plaît à imiter parfois jusque dans ses gestes, surtout dans son goût pour les manœuvres militaires, pour les revues. Et ce fut peut-être un des plus fâcheux pronostics du règne lorsqu’on vit, peu après son avènement au trône, le nouveau tsar se mettre à changer les uniformes à multiplier les règlemens sur la couleur des pantalons pour les généraux, sur la coupe d’un habit, sur les casques, les passe-poils. Un jour on supprimait les épaulettes des officiers, le lendemain on les rétablissait pour les faire de nouveau disparaître. Les officiers eux-mêmes étaient à bout, et le public frondeur de Pétersbourg, faisant allusion à un titre qui accompagne toujours le nom du dernier tsar, lançait cette boutade : « Nicolas Ier d’impérissable mémoire, Alexandre II, tailleur militaire. » Au demeurant, le gouvernement russe passait encore pour libéral aux yeux de l’Europe lorsque l’illusion avait déjà singulièrement diminué, en Russie.

Ce moi d’un ministre des affaires étrangères dans l’embarras : « la Russie se recueille ! » ce mot n’était pourtant pas sans vérité.