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de lettres et un très petit nombre de jeunes gens de la noblesse. Cette imperceptible minorité avait sa principale résidence à Moscou, à quelque distance de l’œil du maître. Moscou est en effet le vrai foyer de la vie russe. C’est là qu’habitent les familles plus ou moins indépendantes qui ne recherchent pas les emplois, l’aristocratie de naissance ; c’est de là que sont sorties la plupart des célébrités littéraires russes, et c’est là que se sont conservées longtemps les tendances nationales les plus hostiles à la bureaucratie allemande. C’était surtout jusqu’à la réaction de 1848 un camp suspect, sinon d’un grand libéralisme, au moins d’opposition. Aussi l’empereur Nicolas n’aimait-il pas Moscou ; il y allait rarement. Il préférait Saint-Pétersbourg, la cité qui représente le mieux le système d’absolutisme allemand transplanté sur le sol russe, la ville au luxe sombre, à la régularité qui glace, à la physionomie purement officielle, où l’on voit des manœuvres continuelles, des uniformes, des livrées, des équipages, et nullement au fond l’originalité de la vie russe : « ville magnifique, ville misérable, dit Pouchkine, esprit de servitude, régularité systématique, brume des cieux, vert pâle, ennui froid et granit ! » Vous souvenez-vous aussi de la description que Miçkiewicz fait de Pétersbourg dans les Aïeux ? « Quel motif, dit-il, a déterminé tous ces milliers de Slaves à venir se retrancher ici à ces derniers horizons de leurs domaines, que leur disputaient encore la mer et les Finnois, ici où le sol ne produit ni fruits ni grains, où le vent seul apporte les frimas et la tempête, ici où l’atmosphère trop ardente ou trop glaciale égale en cruauté l’humeur changeante du despote ? Non, ce ne sont point les hommes qui l’ont voulu : le tsar, le tsar seul a pris en affection ces fangeuses contrées ; il a résolu d’y faire édifier une résidence pour lui-même, non une ville pour les hommes. C’est le triomphe de la volonté impériale… » C’est du reste un fait curieux dans l’histoire de la Russie que la différence du rôle et du caractère de ces deux villes représentant deux esprits si différens, l’une se rattachant plus intimement à la vie nationale russe, l’autre, artifice gigantesque et violent d’un système dont l’empereur Nicolas a été la dernière et puissante personnification.

Ce que l’empereur Nicolas ne voyait pas le jour où, après trente ans de règne, il allait au-devant d’une lutte avec la France et l’Angleterre réunies sous un même drapeau, c’est que dans cette terrible partie il ne jouait pas seulement les desseins d’une grande ambition extérieure, le prestige de sa puissance devant le monde ; il risquait aussi tout son système de domination intérieure. Pour garder une position intacte, plus forte même après cette épreuve, il fallait qu’il sortît victorieux du conflit, et c’était certes une orgueilleuse pensée