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obligé de recourir à l’abolition immédiate et radicale de l’esclavage, à la guerre servile, moyens suprêmes qui ne répareront pas le mal, mais qui consommeront la ruine du sud. On voit déjà par le dernier message du président Lincoln, et surtout par les propositions présentées et débattues au congrès, combien il est difficile au nord de se défendre contre la tendance qui mène à ces extrémités désespérées, Pour le dire en passant, depuis le commencement de cette lutte, on n’a pas été assez juste en Europe envers M. Lincoln et ses amis. On n’a pas tenu assez de compte de la réserve consciencieuse qu’ils ont apportée dans cette question de l’esclavage. Autant que cela dépendait d’eux, ils n’ont pas voulu la résoudre sommairement, dans le feu d’une guerre civile, au prix de cruelles incertitudes et de maux incalculables. Ils ont cherché à enlever à la violence la solution d’un si redoutable problème ; ils se sont efforcés de resserrer le débat entre eux et les sécessionistes sur un terrain exclusivement politique, sur la question de savoir si le plus respectable de tous les contrats, celui de qui dépend l’existence d’un état constitué, peut être rompu au bon plaisir de l’un des contractans. Leur modération échouera peut-être, mais il importe de la reconnaître pour dégager leur responsabilité des terribles conséquences que peuvent avoir pour l’humanité les nécessités qui seraient créées aux États-Unis par les complications de la politique étrangère.

L’incident d’une guerre avec l’Angleterre serait d’autant plus déplorable qu’à l’heure qu’il est un grand événement militaire qui serait favorable à la cause du nord pourrait conduire plus rapidement qu’on n’a l’air de le croire en Europe au rétablissement de l’union. Qu’on n’oublie pas que les États-Unis sont dans un de ces accès révolutionnaires où l’effet moral est tout-puissant, où il suffit d’un accident pour renverser le courant des idées et des faits. Si le nord obtenait une éclatante revanche de la défaite de Bull Run, si l’on ne donnait pas au gouvernement de la confédération du sud le temps de s’enraciner dans l’esprit des masses inoffensives, si, après avoir brisé la force matérielle sur laquelle il s’appuie, on l’ébranlait dans l’opinion des hommes d’ordre en offrant à leurs intérêts de sérieuses garanties, il ne serait pas impossible que l’édifice sécessioniste s’écroulât comme une de ces fragiles constructions que le génie américain se plaît à élever en un jour. C’est peut-être au moment où le coup décisif allait être porté que les Américains seront surpris par la funeste diversion d’une guerre étrangère.

On sait en effet que la capitale de l’Union n’est plus qu’un vaste camp, et que les préparatifs militaires sont devenus l’unique préoccupation des états du nord. Après les étourderies du début, les Américains ont compris qu’une grande guerre ne s’organise pas comme une élection présidentielle. Les Américains participent de ce caractère de la race anglaise, ordinairement si lente à se préparer. L’événement montrera s’ils ont hérité aussi de la persévérance britannique. D’ailleurs, par la manière dont elle est levée et organisée, par sa composition et son esprit, l’armée actuelle des États-Unis