Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/237

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autres classes, de même il ne serait pas prudent de refuser une part convenable dans le gouvernement à la noblesse propriétaire réunissant les conditions d’indépendance sans lesquelles elle ne saurait être qu’un appendice inutile et par conséquent nuisible du pouvoir royal. Une noblesse vraiment indépendante ne défendra pas moins énergiquement que le tiers-état les institutions libérales contre les empiétemens absolutistes. En voulant créer dans ces dernières années une noblesse factice, l’administration prussienne a compromis l’existence de la partie vraiment vitale de l’aristocratie : il faut briser avec ces erremens. En un mot, si l’on veut réduire à l’impuissance les partis extrêmes, il faut que l’exemple de la sagesse vienne d’en haut. Les discours prononcés récemment par le roi Guillaume Ier ont vivement ému les esprits, non-seulement en Prusse, mais bien au-delà des frontières de ce royaume. On n’a pu concilier le langage libéral du prince-régent avec ces discours qui rappelaient, en termes si accentués, l’origine traditionnelle de la royauté. C’est sous une impression fâcheuse que les électeurs prussiens se sont réunis dans leurs comices. Le résultat des élections de 1861 est une réponse péremptoire aux projets de restauration féodale dont l’opinion s’est inquiétée. Si cette réponse est comprise par le souverain, la Prusse échappera à une catastrophe qui, dans le cas contraire, pourrait paraître imminente. Guillaume Ier, ses actes pendant la durée de la régence en font preuve, est un prince honnête, plein de droiture et de sens. En déclarant qu’il réaliserait les promesses renfermées dans la charte, n’a-t-il pas adopté d’avance le programme du parti libéral ? Quelle raison aurait-il donc aujourd’hui de manquer à sa parole ? Spectateur sans doute attristé du règne précédent, il a vu alors comment un roi animé des meilleures intentions, doué d’une vive intelligence, peut exposer son trône et son pays aux crises les plus épouvantables, lorsque ces qualités sont associées à un esprit flottant, indécis, accessible à toutes les impressions du premier moment. Les traditions du passé peuvent avoir leur grandeur, mais on les honore au moins autant par les enseignemens que l’on en tire que par le culte dont on les entoure. Les fondateurs de la dynastie royale de Hohenzollern ont été obligés de rompre avec quelques-unes de ces traditions pour créer le grand royaume qui s’appelle aujourd’hui la Prusse ; si, par un respect aveugle du passé, ils avaient hésité à le faire, peut-être seraient-ils aujourd’hui encore les vassaux des empereurs d’Autriche. En ce sens, on peut dire que la Prusse est d’origine révolutionnaire dans la bonne acception du mot, et ce n’est qu’en se montrant fidèle à sa tradition moderne qu’elle conservera sa raison d’être dans la grande famille des états européens.


EDOUARD SIMON.