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ressources que la mendicité. L’Angleterre paierait la satisfaction de l’honneur national non-seulement avec les millions de son budget, mais aussi avec la vie de ses travailleurs : le bombardement de New-York incendierait en même temps Liverpool, tant les intérêts des deux cités sont solidaires. Certes, si l’hiver de 1861-62 devait être aussi désastreux pour les ouvriers anglais que la guerre le fait craindre, si la faim, le froid, la misère sous toutes ses formes, devaient décimer la population, quelle sanglante ironie serait la fête du travail à laquelle la puissante Angleterre conviera bientôt le monde entier ! Dans ces magnifiques galeries qui dépasseront en richesse tout ce qu’on a vu d’éblouissant, des foules venues des extrémités du globe admireraient les produits des Indes, les bijoux, les soieries, les étoffes de toute espèce, et surtout les tissus délicats de Manchester, les merveilleuses machines à filer, dont chacune remplace le travail de plusieurs milliers d’hommes, et qui, avant d’arriver à leur perfection actuelle, ont fait mourir à la peine tant d’inventeurs de génie ! Et pendant que toutes les langues diverses qui se parlent sur la terre se mêleraient pour former un concert de louanges sur ces étonnans produits de l’industrie anglaise, que seraient devenus les ouvriers qui les ont créés par leur travail ? Les envoyés de l’Amérique ne se trouveraient pas non plus à ce rendez-vous des nations, et sur les mers lointaines le canon des batailles navales répondrait aux bruyantes fanfares exécutées dans le palais de l’industrie en l’honneur de la paix universelle. Que cette affreuse ironie du destin soit épargnée à l’Angleterre et au monde !

Les malheurs causés par la guerre sont irréparables ; mais si la crise du coton était isolée, les industriels et les commerçans anglais pourraient-ils la conjurer pacifiquement ? Dans le premier moment d’émoi causé par la rupture de l’union américaine, ils avaient semblé en douter, et peut-être songèrent-ils à prendre de force ce qu’ils ne pouvaient obtenir à l’amiable. Le ministère anglais se hâta de reconnaître la confédération du sud comme puissance belligérante ; bien plus, il feignit d’ignorer que plusieurs sujets britanniques avaient été enrôlés de force dans l’armée du sud[1], et ne se plaignit point de la confiscation de propriétés anglaises opérée par diverses législatures des états confédérés. Quelques négocians de Manchester s’enhardirent jusqu’à proposer au gouvernement anglais d’armer eux-mêmes une flottille pour aller chercher le coton américain à leurs risques et périls, en dépit de la flotte de blocus ; ils ne demandaient rien moins que le droit de faire la guerre pour leur

  1. C’est un fait constaté par le véridique témoignage du correspondant du Times, M. le docteur Russell.