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l’homme sur la matière, sont bien de nature à remplir d’orgueil tous ceux qui en ont été les héros ou les simples ouvriers !

En effet, aucune entreprise humaine n’a obtenu dans un aussi court espace de temps des résultats aussi considérables que l’industrie cotonnière de la Grande-Bretagne. Les commencemens, qui datent de deux cent cinquante ans à peine, furent très humbles, et après un siècle et demi d’existence, en 1767, les filateurs anglais ne consommaient pas encore 2 millions de kilogrammes de coton ; mais coup sur coup les inventions de Watt, Hargreaves, Arkwright, Crompton, vinrent donner de puissans auxiliaires au travail. En même temps, comme pour montrer la solidarité future qui devait unir les états à esclaves et les fabriques du Lancashire, un citoyen de la Caroline du sud, Seabrook, démontrait que, grâce au travail des noirs, le coton pouvait devenir un des grands articles d’exportation de l’Amérique. Plus tard, en 1794, Eli Whitney inventait le saw-gin ou machine à scie, qui permet de nettoyer facilement la fibre. Dès lors les cotons américains remplacèrent les cotons du Levant, des Indes et des Antilles dans les filatures anglaises : la grande industrie commença. Les produits ont doublé, décuplé, centuplé, et s’élevaient en 1860 à une quantité trois cents fois plus considérable qu’en 1767. Avant que la guerre n’éclatât entre les deux sections de la république américaine, on comptait dans les districts manufacturiers de la Grande-Bretagne plus de 2,200 fabriques peuplées de 400,000 ouvriers et possédant plus de 33 millions de broches mises en mouvement par des machines d’une force totale de 110,000 chevaux-vapeur[1]. En 1860, le capital engagé dans les filatures dépassait la somme de 5 milliards, et la valeur des produits manufacturés, plus importante que le budget national, s’élevait à près de deux milliards, dont 1 milliard 350 millions à destination de l’étranger. Enfin, pour suivre les industriels anglais dans leurs complaisantes statistiques, tous les fils de coton fabriqués dans la même année atteindraient une longueur de 40 millions de kilomètres, égale à cent fois la circonférence du globe, ou bien dix fois la distance de la terre à la lune. Les filatures du royaume-uni consomment à elles seules plus des deux tiers de tout le coton expédié en Europe et plus de la moitié de la quantité totale mise en œuvre dans les manufactures des, deux mondes. C’est au milieu de cette prospérité inouïe que se présente tout à coup le spectre de la ruine : les plantations d’Amérique, où la culture du cotonnier se développait avec autant de rapidité que le demandaient

  1. En 1860, sur 379,213 ouvriers, 222,027, c’est-à-dire plus des trois cinquièmes, étaient des femmes. Leur salaire était en moyenne de 12 fr. 70 c. par semaine, tandis que celui des ouvriers mâles était de 23 fr, 10 c.