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se ressentir du milieu moral où il se développe, et pour juger impartialement la poésie polonaise, il ne faut jamais perdre de vue l’état moral de la Pologne elle-même. Dans un pays depuis si longtemps accablé par la douleur, les œuvres de l’imagination seront nécessairement sombres et nuageuses. Là où l’oppression a enseigné aux hommes à se comprendre à demi-mot, le langage de l’inspiration se contentera parfois de signes. Cela devient une habitude, nous dirons presque une nécessité esthétique. Il faut bien le répéter, les œuvres d’imagination ne se lisent pas en Pologne comme en Occident : elles se lisent en cachette, au milieu de dangers très réels ; elles doivent s’incruster dans la mémoire ; elles doivent constituer pour des mois, pour des années entières, la nourriture de l’âme. Une telle poésie doit cacher des profondeurs que la pensée puisse lentement explorer. Le messager reçu dans le mystère doit dire des choses mystérieuses, mystiques même, et le moins qu’on puisse demander à des livres qui arrivent comme des feuilles sibyllines, c’est de parler le langage des oracles. On ne se plaint pas de ce langage, on le comprend même très vite, on s’y accoutume, comme on s’accoutume à voir dans les ténèbres. De toutes les œuvres du poète anonyme d’ailleurs, la seule peut-être qui ait eu réellement ce caractère énigmatique est la Comédie infernale ; tout le reste fut saisi par l’intelligence nationale dès le premier moment. Poésie étrange née de la situation faite à la Pologne par ses malheurs et par ses souffrances, et qui, après la poésie de Goethe, est peut-être dans notre temps celle qui a scruté le plus profondément le mystère de la vie et de l’âme !


II

C’est en 1835 que parut la Comédie infernale, la première œuvre qui fixa les regards sur le poète anonyme, et cette date même n’est pas un des côtés les moins originaux de cette vigoureuse création. Le poème, en effet, semblait un défi jeté aux tendances générales du siècle, une protestation solennelle contre les aspirations contemporaines. Qu’on se rappelle un instant cette époque, le bouillonnement général alors des idées, des croyances et des passions. La révolution de juillet venait d’imprimer au monde un mouvement qui ne s’était point arrêté encore. La jeunesse rêvait presque universellement la république ; des esprits religieusement émus appelaient l’Évangile lui-même à l’appui de la démocratie ; des sectes étranges et mystérieuses prenaient en main la cause des déshérités de la fortune, accusaient l’organisation vicieuse de l’état social et revendiquaient pour chacun un droit jusqu’ici ignoré et plein de