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Le navire, recevant la brise en plein dans ses larges voiles, fila plus rapidement, et bientôt disparut dans les vagues, qui le ballottaient toujours, le sinistre objet dont la vue frappait l’équipage d’une vague terreur. À peine les matelots placés en vigie sur les mâts pour épier les baleines le distinguèrent-ils encore pendant une demi-heure, pareil à un point blanc flottant sur la surface glauque de l’Océan, dans le sillage du Jonas. Servi par un vent favorable, le navire se balançait de droite à gauche d’un mouvement doux et régulier. Dona Isabela encore bien faible, se décida cependant à quitter le lit sur lequel elle venait de goûter quelques heures d’un sommeil troublé par des rêves pénibles. Elle avait besoin de respirer au grand air. Appuyée sur le bras robuste de la Joaquinha, elle fit quelques pas dans la cabine pour essayer ses forces, puis monta lentement l’escalier qui conduisait sur le pont. Autour de ses épaules flottait un manteau de fourrure que le capitaine avait mis à sa disposition ; elle vint s’asseoir sur le devant de la dunette. Avec son pâle visage, ses traits nobles et fiers, ses yeux noirs voilés dis longs cils, ses petites mains fines ornées de bagues et de diamans, elle ressemblait assez, sous son étrange costume, à une néréide égarée dans les tristes régions du pôle austral. Près d’elle se tenait debout la Joaquinha, drapée dans une mante à larges raies, comme une signare[1] de la côte du Sénégal. Son regard morne cherchait vainement sur l’immensité de cette mer toujours battue par des vents impétueux, et sur la voûte sombre d’un ciel éternellement couvert de nuages, les rayons de l’astre vivifiant sans lequel tout languit dans la nature.

Les matelots, baleiniers, harponneurs, rameurs et chefs de pirogues, contemplaient avec curiosité, de l’avant du navire, ces deux femmes qu’ils avaient à peine entrevues au moment du sauvetage, et que le hasard venait de jeter inopinément au milieu d’eux. L’officier qui les avait arrachées à la mort au péril de sa vie, M. James, demeurait à une distance respectueuse, appuyé sur la lisse ; de temps à autre, il tournait la tête vers la jeune fille, dont la main crispée avait saisi la sienne d’une étreinte désespérée au moment où il s’élançait au fond de la barque. Celle-ci ne put s’empêcher de frissonner en apercevant son libérateur, dont la vue lui rappelait les angoisses des jours précédens.

— Vous avez froid, senhora ? lui dit le capitaine Robinson. Venez vous mettre ici, à l’abri du vent.

Tandis que la jeune Brésilienne prenait place en un coin du pont mieux défendu contre le vent, le mousse apportait des coussins que

  1. Mot emprunté à la langue portugaise, et qui sert à désigner une classe de dames noires qui occupent un certain rang parmi les indigènes du Sénégal.