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chères aux gens de sa couleur, et qui sont comme l’accent douloureux d’une race déchue. Le capitaine Robinson, qui se tenait sur le pont, veillant au dépècement de la baleine, entendit ce chant étrange qui ressemblait au bourdonnement d’un gros insecte enfermé dans une bouteille. Il prêta l’oreille pendant quelques minutes à l’interminable chanson, et s’approcha doucement de la cabine qu’il avait cédée aux deux femmes naufragées. La voix de la négresse devenait de plus en plus traînante, et pourtant celle qui chantait ainsi sautait d’un pied sur l’autre en marquant du talon un rhythme saccadé.

God bless my star[1] ! — La négresse a perdu la tête ! dit à demi-voix le capitaine Robinson ; la voilà qui danse et qui pleure tout à la fois !

Il pousse doucement la porte, et voit la Joaquinha qui chantait en tournant sur elle-même, comme si elle eût obéi à une force surnaturelle, et berçait toujours la jeune Brésilienne.

— Chut ! fit la négresse en s’arrêtant tout à coup ; chut ! elle dort ! La voilà bien assoupie maintenant ; retirez-vous un peu tandis que je vais la remettre dans sa couchette, la pauvre petite !

Elle emmaillotta soigneusement sa jeune maîtresse dans ses couvertures, et enveloppa la lampe d’un mouchoir pour en amortir la clarté ; puis, sortant de la cabine en faisant le moins de bruit qu’elle put, elle alla rejoindre le capitaine sur le pont.

Senhor, lui dit-elle, vous êtes le maître de ce navire, n’est-ce pas ?

— Je suis capitaine et propriétaire du Jonas, armé pour la pêche de la baleine dans le port de Salem, état de Massachusetts, et jaugeant six cent quatre-vingt-trois tonneaux.

— Eh bien ! puisque vous êtes le maître ici, j’espère que vous ne refuserez pas de nous conduire à Rio-de-Janeiro. Ma maîtresse ne peut supporter le froid de ces parages ; elle y mourrait au bout de huit jours ! Savez-vous bien qu’elle a passé quarante-huit heures au fond de la chaloupe, mouillée par la vague, à demi morte de frayeur ! Le matelot qui s’était sauvé avec nous a péri de fatigue. Sans vous, ma pauvre maîtresse serait au fond de la mer, et Dieu vous récompensera de votre générosité ; mais elle n’est qu’à moitié sauvée. Vous ne répondez pas, capitaine ! est-ce que vous n’entendez pas notre langue ?

Le capitaine Robinson entendait et parlait assez bien le portugais ; il l’avait appris dans ses relâches fréquentes à l’île de Sainte-Catherine, le plus beau pays du monde, et que les marins ont surnommé le « paradis des baleiniers ; » mais il était depuis peu dans

  1. « Dieu bénisse mon étoile ! » Exclamation familière aux Américains du Nord.