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fauteuil. La chaloupe, abandonnée à elle-même, devint le jouet des flots. Lancée par le ressac de la vague, elle heurta avec fracas le bord du trois-mâts, et disparut dans un tourbillon d’écume. Le corps inanimé qu’elle portait continua de flotter sur l’immense Océan, et les baleiniers accoudés sur le bord le suivaient du regard avec une douloureuse sympathie et avec une secrète terreur. Nul d’entre eux n’était assuré d’avoir un sort meilleur !


II

Tandis que le capitaine Robinson veillait à ce que rien ne manquât aux deux femmes qui venaient d’être sauvées par ses ordres, les pirogues de pêche ramenaient à grand renfort d’avirons, vers le Jonas, la vieille baleine, qui avait enfin succombé sous les coups répétés des harponneurs. Quand elle fut rangée le long du navire, on l’y fixa par de solides amarres ; les canots effilés ayant été de nouveau hissés sur le pont, on les y replaça la quille en l’air l’un auprès de l’autre, et les marins, chaussés de lourdes bottes armées de crampons en fer, descendirent sur le dos de l’immense cétacé. Un grand feu brilla bientôt sous les chaudières ; la chair grasse et huileuse de la baleine, détachée en larges bandes au moyen d’instrumens tranchans semblables à ceux dont on se sert pour couper la glace sur nos rivières, commença à bouillir et à se fondre en couvrant le navire d’épais nuages d’une sombre fumée. Les oiseaux de l’Océan, attirés par la vue du gigantesque cadavre pendu aux flancs du navire et par l’odeur de l’huile qui suintait des débris adipeux flottant sur la surface des vagues, firent retentir l’espace de leurs cris discordans. Ils se mirent à voltiger en foule autour de la mâture du Jonas, comme on voit en hiver les corbeaux s’ébattre bruyamment autour d’un chêne dépouillé de ses feuilles. À ce moment, le soleil se couchait, jetant un pâle reflet sur la cime des montagnes de glace qui s’effaçaient à l’horizon, et la mer profonde, soulevée par une froide brise, continuait de mugir sourdement. La nuit ne tarda pas à succéder au crépuscule, nuit triste et morne, rendue plus obscure encore par une brume intense. Au milieu des ténèbres, que ne perçait aucune des splendides constellations dont est parsemé l’hémisphère austral, Il n’y avait de lumière que celle de l’habitacle, brillant comme un œil ouvert à l’arrière du navire.

Dans la cabine scintillait aussi une petite lampe de cuivre bien fourbie, qui se balançait au plafond et illuminait de sa vive clarté l’étroit espace où reposaient les deux femmes sauvées du naufrage.

— Dona Isabela, ma chère maîtresse, disait la négresse à genoux