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et timide dans ses allures, elle semble préoccupée de soustraire à des attaques invisibles ce corps monstrueux qui n’a pas mis moins d’un siècle à se développer. La nature, on le conçoit, a dû donner à un haut degré l’instinct de la conservation aux animaux d’une dimension considérable, qu’elle a doués du privilège de vivre deux et trois fois plus longtemps que l’homme. Au moindre bruit suspect, la baleine plonge, se cache, et reste sous l’eau jusqu’à ce que le besoin de renouveler sa provision d’air la force à reparaître au-dessus des vagues. Cependant, au milieu des dangers qui troublent son existence, elle a parfois des heures de tranquille oubli. On la voit alors, dans un état de somnolence et d’abandon, flotter sur la plaine liquide comme un îlot et se balancer à la houle.

Par une froide matinée de mars, — c’est-à-dire vers la fin de l’été dans l’hémisphère austral, — une vieille baleine, qui avait peut-être vu aux jours de sa jeunesse passer au-dessus de sa tête les galions d’Espagne, dormait ainsi aux environs du cap Horn. Le vent soufflait par rafales ; entre deux nuages qui versaient au loin des torrens de pluie et des tourbillons de grêle, le soleil lançait sur la mer de pâles rayons. Un gros navire américain, le Jonas, — armé pour la pêche dans le port de Salem, état de Massachusetts, — croisait sous ces mornes latitudes. Ce bâtiment, qui avait ses basses voiles enlevées, courait sous ses huniers, heurtant la lame avec sa large proue. Deux hommes placés en vigie sur les barres de perroquet exploraient l’horizon avec leurs longues-vues. De la position élevée qu’ils occupaient, ils pouvaient voir les montagnes de la Terre de Feu déjà couvertes de frimas à leur sommet, comme pour démentir le nom que lui ont imposé les géographes. Du côté du large, des bancs de glace gros comme des cathédrales et bizarrement découpés voguaient avec une majestueuse lenteur, chassés par les vents du pôle, qui les envoient se fondre et disparaître dans des mers plus chaudes.

Le Jonas marchait toujours, cinglant dans la direction de la baleine, encore fort éloignée, et que personne à bord n’avait aperçue. Au moment où le navire allait changer sa bordée, le monstre, qui sommeillait tranquillement, s’éveilla aux cris des oiseaux voltigeant autour de lui, et le jet d’eau qu’il lança le trahit aux regards attentifs des pêcheurs.

— Baleine devant nous ! cria l’un des deux marins placés en vigie, et l’autre, étendant le bras dans une direction opposée, dit à son tour d’une voix forte : — Une chaloupe derrière les glaces !

Électrisé par le premier de ces deux appels, l’équipage s’empressa de mettre les pirogues à la mer. Dès que la quille des légères embarcations eut touché les flots, les marins y prirent place,