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a déjà siégé hier et avant-hier (17 et 18 décembre 1841), et son premier acte a été de supprimer la prière par laquelle, depuis que la république existe, s’ouvraient toujours nos assemblées. C’est ainsi que le peuple le plus libre de l’ancienne Europe s’est montré indigne de la liberté, qu’il a trahi en quelque sorte sa cause pour tout le genre humain. » Il voyait là en effet les symptômes d’une disposition générale des esprits qui l’effrayait pour l’Europe et peut-être aussi pour l’Amérique.

Disons-le pourtant : malgré la tristesse des derniers mois de sa vie, Sismondi n’a jamais désespéré. On sait qu’il mourut le 25 juin 1842 ; d’après les rapports les plus dignes de foi, il garda sa ferme et bienveillante sérénité jusqu’à l’heure où il remit son âme à Dieu. Les lettres que nous venons de citer, et dont la plus grande partie n’avait pas encore vu le jour, expliquent assez cette mâle confiance. Dans une espèce de testament littéraire où il signale sans fausse humilité les imperfections de son œuvre, il se rend ce témoignage : « On aime ceux au service desquels on se consacre, et je n’ai pas travaillé vingt-quatre ans à étudier la France de siècle en siècle sans me lier plus intimement à elle, sans faire des vœux pour sa gloire et pour son bonheur… Je suis protestant, mais j’espère qu’on ne me trouvera étranger à aucun sentiment religieux d’amour, de foi, d’espérance ou de charité, sous quelque étendard qu’il se manifeste,. Je suis républicain, mais en conservant dans mon cœur l’amour ardent de la liberté que m’ont transmis mes pères, dont le sort a été lié à celui de deux républiques, et l’aversion pour toute tyrannie, j’espère ne m’être jamais montré insensible ni à ce culte pour d’antiques et illustres souvenirs qui conserve la vertu dans de nobles races, ni à ce dévouement sublime aux chefs des nations qui a souvent illustré les sujets… » Si les documens inconnus que nous venons de rassembler justifient ces paroles, ils font surtout connaître l’homme, bien supérieur à l’écrivain, et nous révèlent l’ensemble des principes qui mirent ses espérances à l’abri des coups de la fortune. Ame vraiment libérale, cœur profondément humain, esprit avide de réformes, aussi opposé au servilisme qu’à la démagogie, enfin homme de moralité idéale bien plutôt qu’homme d’action, il a dit de lui-même, — c’est la dernière citation que j’emprunte à ses confidences, — il a dit un jour avec fierté ce qu’auraient pu dire aussi les Channing, les Tocqueville, tous ces penseurs désintéressés qui ont vécu en dehors et au-dessus des partis : « Je n’ai pas été vaincu, car le drapeau sous lequel je marche ne s’est pas encore déployé dans la bataille. »


SAINT-RENE TAILLANDIER.