Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/1027

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avaient compromis sa popularité, et peut-être, était-ce indirectement contre lui-même que retombaient les injustes sévérités de l’opinion anglaise à l’égard des États-Unis. Un meilleur avocat vient de se lever pour la cause américaine, et celui-ci n’est rien moins que M. John Stuart Mill. Nous avons parlé à plusieurs reprises de cet homme éminent, qui doit être cher au libéralisme français, et qui a été l’ami d’Armand Carrel et de Tocqueville. La justice politique n’a pas d’amant plus clairvoyant et plus dévoué, de défenseur plus constant et plus imperturbable que ce philosophe illustre. Son autorité est grande en Angleterre ; ses opinions, toujours désintéressées, toujours inspirées par un sens moral élevé, toujours fortifiées par une logique inflexible, pénètrent vite dans les régions supérieures du monde politique anglais, et y sont prises en sérieuse considération. M. Mill vient de publier sur les affaires d’Amérique un admirable article dans le Fraser’s Magazine. Profitant de l’heureuse conclusion de l’affaire du Trent, il exhorte ses compatriotes à réparer les injustices d’opinion qu’ils ont commises dans leurs jugemens sur la crise des États-Unis. Ces injustices, il les rend palpables.

Quoi ! c’est l’Angleterre, la nation émancipatrice des esclaves, qui dans cette querelle irait épouser, contre les républicains du nord, la cause des esclavagistes ! car l’ambiguïté n’est pas possible ; M. Mill démontre par une argumentation irréfutable que la sécession n’a eu pour cause véritable que la volonté, non-seulement de maintenir, mais d’étendre l’institution de l’esclavage. Le parti républicain, qui arrivait au pouvoir avec M. Lincoln, ne menaçait pas en effet l’esclavage dans ses limites actuelles ; ce n’était pas le parti abolitioniste, c’était le parti free soiler, celui qui se bornait à refuser l’introduction de l’esclavage dans les nouveaux territoires de la république. Ainsi c’est parce que le nouveau gouvernement était un obstacle au développement, à l’extension de l’esclavage, que les meneurs du sud ont voulu rompre l’union. Qu’on n’allègue pas d’autres prétextes, la question des tarifs par exemple. Au moment de la sécession, le tarif en vigueur était un tarif de free trade ; ce n’est qu’après la séparation que le tarif Morrill a été voté. Or un économiste américain fort connu en Europe, M. Carey, un protectioniste d’ailleurs, déclarait qu’il préférerait le tarif français, celui du traité de commerce avec l’Angleterre, au tarif Morrill. Le système douanier qui en France est dénoncé comme un monument de libre échange fait envie au grand protectioniste américain, M. Carey, qui changerait de bon cœur le tarif Morrill contre le nôtre ! Mais pourquoi discuter l’évidence ? Entre le nord et le sud, dans ces vingt dernières années, y a-t-il eu une autre question que celle de l’esclavage ? On n’a jamais pensé qu’à l’esclavage, parlé que de l’esclavage. C’est pour l’esclavage qu’on s’est battu dans les plaines du Kansas, dans l’enceinte même du congrès. C’est sur cette question que s’est formé le parti qui est maintenant au pouvoir, sur cette question que Fremont fut vaincu à l’avant-dernière élection présidentielle, sur cette question que Lincoln a triomphé. Or le triomphe de Lincoln, ce n’était pas,