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et littéraire, car c’est un de ces livres qui, malgré l’incontestable talent de l’auteur, n’ont pas le pouvoir de vous emporter avec eux hors du temps où ils sont nés, mais qui possèdent au contraire le privilège singulier d’y ramener obstinément votre imagination. C’est en vain qu’avec de tels livres vous voudriez respirer dans l’atmosphère de la grande humanité ; ils vous refusent toute autre société que celle de la secte pour laquelle ils ont été écrits, ou des générations depuis longtemps éteintes dont ils firent les délices. Plus leur force littéraire est grande, plus violemment ils vous ramènent à ce cercle étroit où ils furent engendrés. Le livre d’Elis Wyn est un livre protestant ; mais on peut dire qu’il est protestant non-seulement au point de vue religieux, mais au point de vue le plus philosophique. Il est anti-catholique dans tous les sens, non-seulement parce qu’il est violemment hostile à l’église de Rome, mais parce qu’il ne fournit à l’âme de celui qui le lit aucun moyen de participer à cette vaste communion de l’humanité à laquelle vous convie toute œuvre, quelle qu’elle soit, dès que l’écrivain, fût-il le plus fanatique des sectaires, est doué d’une parcelle de génie. John Bunyan était aussi un sectaire, et un sectaire fanatique à un point où ne le fut jamais l’honnête Elis Wyn, et cependant le chrétien le plus hostile à son église, pour peu qu’il ait le sentiment vrai de la religion, lira toujours le Pilgrim’s progress avec édification, et le philosophe le moins chrétien, pour peu qu’il ait cherché la vérité avec amour, y reconnaîtra ses doutes, ses désespoirs et ses tressaillemens de joie. Merveilleux privilège du génie, qui ne peut jamais réussir à être aussi exclusif, aussi étroit, aussi intolérant qu’il le voudrait ! John Bunyan, le pauvre sectaire anabaptiste, vous aborde dans son costume de tête-ronde et sa bible à la main, et vous engage à le suivre, croyant qu’il va vous mener dans un conventicule de dissidens ; mais il se trompe et vous trompe, et il vous conduit à son insu dans cette région heureuse et bénie où aiment à respirer les âmes éprises du vrai et du bien moral. Voilà la puissance qui manque au livre d’Elis Wyn ; écrit avec un talent vrai et une singulière puissance descriptive, il n’est cependant qu’un livré de secte. Pour être autre chose, il lui a manqué ce que possèdent les œuvres d’autres sectaires, un atome de génie.


Émile Montegut.