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qui s’écaille sur le visage d’une coquette, et qui tombe comme le plâtre d’un vieux mur ; il décrit les buveurs dont la tête fume des vapeurs brûlantes de l’alcool, tandis que leurs pieds sous la table sont transis par le froid ; il fait rendre gorge aux ivrognes et découvre d’une main indignée et rapide le sein des prostituées. Comme tous les pharisiens sincères et probes, il ne respecte rien à force de vertu. Chaque race d’hommes, quelque médiocre qu’elle soit, a produit son expression en littérature, et possède ses représentans légitimes et consacrés dans le monde de l’art. Elis Wyn est vraiment le visionnaire et le mystique de cette race d’hommes à l’intelligence étroite et au cœur moral et dur dont Hogarth est le peintre.

La Vision du Monde est des trois visions celle qui fait le plus penser à Hogarth. L’auteur raconte que dans un rêve il se vit entraîné par une troupe de personnages mystérieux et qu’il était en danger de mort, lorsqu’il fut sauvé par un ange qui l’enleva dans les hauteurs de l’air et lui découvrit le monde, à peu près comme Asmodée découvrit les maisons de Madrid à l’étudiant don Cléophas. À l’aide d’un télescope, il put contempler une immense cité, composée de trois grandes rues principales, la rue de l’Orgueil, la rue du Lucre, la rue du Plaisir, et d’une petite rue, la rue de la Vraie-Religion. Cette immense cité s’appelle la ville de la Perdition ; elle est dominée par le château de Bélial, qui en est le souverain légitime. Le visionnaire contemple les magnifiques édifices qui ornent les différentes rues : on y distingue des synagogues, des églises catholiques, le palais de Louis XIV et le palais du sultan ; mais enfin son attention se porte sur la rue du Plaisir, et ici se présente un tableau qui justifie le rapprochement qu’on a établi entre le nom de l’écrivain et le nom d’Hogarth :


« C’était une rue prodigieusement peuplée, surtout de jeunes gens, et la princesse était soigneuse de plaire à chacun et de choisir une flèche bien adaptée à chaque but. Avez-vous soif ; vous pouvez boire à votre plaisir. Aimez-vous la danse et le chant ; vous pouvez vous en donner à cœur joie. Si la grâce de la princesse vous fait passer par le cerveau des idées de luxure, elle n’a qu’à lever le doigt vers un des officiers de son père (lesquels, quoique invisibles, l’entourent toujours), et en moins d’une minute ils vous auront apporté une femme, ou, à son défaut, le corps d’une prostituée nouvellement enterrée, dans lequel ils entreront pour y tenir lieu d’âme, plutôt que de vous laisser abandonner une si bonne intention.

« Là se trouvent de belles maisons avec de charmans jardins, de riches vergers et des bosquets pleins d’ombres, propres à toute sorte de rendez-vous secrets, et où l’on peut faire la chasse aux oiseaux et à une certaine espèce de jolis lapins ; là se trouvent de délicieuses rivières pour la pêche, et tout autour de vastes champs où il est très agréable de chasser le lièvre et le renard. Tout le long de l’avenue, on pouvait s’amuser à voir représenter