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le répète, un directeur de conscience, et rien de plus touchant que ses consultations sur l’exercice de la charité. Mme Bianca Mojon, son amie, éprouve certains scrupules en faisant l’aumône, car elle a porté dans son christianisme philosophique les habitudes d’esprit qu’elle tient de son éducation italienne. Donne-t-elle assez ? quelle est la vraie mesure ? quel est le point juste où se concilient la science et la charité, la raison et l’amour ? Voilà les questions que l’âme en peine adresse à Sismondi.

Dures questions ! répond le bienfaisant casuiste ; elles me déchirent le cœur. En face de cette misère des pauvres qui nous poursuit comme un remords, nous sentons notre impuissance à y porter remède. Donnât-on tout ce qu’on possède, on ne ferait que déplacer le problème, et en obéissant à l’aveugle au devoir impérieux de l’aumône, on s’expose à violer des devoirs plus impérieux encore envers sa propre famille. « Il y aurait donc une limite à tracer entre ce qu’on doit à autrui, ce qu’on doit à soi-même et aux siens ; mais qui a le droit de dire : Cette limite est là ? et quelle autorité humaine pourrait satisfaire la conscience ? Ce qui me reste de plus positif de mes réflexions souvent douloureuses sur ce sujet, c’est une grande défiance des théories, un grand repoussement pour tous les principes absolus, une grande crainte que la science, prise pour règle de la charité, ne dessèche le cœur. Que de fois n’avons-nous pas entendu dire que l’aumône donnée individuellement est jetée au hasard, qu’elle tombe sur des indignes, qu’elle encourage la fainéantise ! Et tout cela est vrai. Et pourtant combien n’a pas de prix ce double mouvement du cœur de celui qui donne et de celui qui reçoit ! Si nous chargions les hôpitaux, les bureaux de bienfaisance, de distribuer toutes ces aumônes, nous nous priverions de la joie du bienfait et de la reconnaissance, de ce contentement des bonnes actions qu’il faut entretenir chaque jour, si l’on veut qu’il donne une bonne habitude à l’âme. La charité d’ailleurs perd son caractère en s’unissant à la pratique administrative, elle devient dure et défiante. Les chefs d’hôpitaux se sentent appelés à défendre les dons des bienfaiteurs contre les fraudes des pauvres : ils en ont beaucoup vu, ils les soupçonnent toujours… »

Puis, après avoir exposé tous les aspects du problème de la misère, après avoir réfuté les raisonnemens funestes qu’une science mal inspirée, ou, si l’on veut, une demi-science, oppose à la charité instinctive, après avoir appelé de tous ses vœux une science plus haute, plus complète, qui répandrait plus également les biens de la terre, il affirme pourtant que cette science, si elle doit naître, sera toujours courte par quelque endroit, et que nous tenterions en vain de nous substituer à la Providence. « C’est pour cela, dit-il, que, par système du moins, je ne voudrais exclure aucune forme