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méritent mieux que cette admiration superficielle des oisifs qu’ils n’obtiendraient probablement pas, car ils méritent l’attention de l’observateur et du moraliste. Voici Mme Alfred par exemple, une femme jeune, infirme, spirituelle et pauvre, réduite à compter pour vivre sur le bon vouloir capricieux et la charité intermittente de son prochain. Toutes les qualités par lesquelles on peut être heureux, elle les possède ; mais Dieu a changé ces moyens de bonheur en instrumens de souffrance. Elle avait un mari qu’elle aimait ; il est mort. Elle est jolie, gaie, remuante ; la paralysie la cloue sur sa chaise. Elle a le goût de la propreté et de l’élégance ; elle est plus que pauvre, elle est indigente. Elle possède une rare décision de caractère : paralysée comme la voilà, elle est réduite à lutter contre une puissance invisible, et sa fermeté se transforme en orgueil stérile. Cette lutte inégale a fini par engendrer non pas l’abattement de l’âme, non pas même la révolte, mais un certain mépris de Dieu. « Quand, de ses lèvres sardoniques, elle me dit : Qu’ai-je donc fait au bon Dieu ? appuyant d’un accent moqueur sur l’épithète, le frisson me prend. » Volontiers elle prononcerait cette parole impie qui fut prononcée par un autre infortuné auquel on conseillait de songer à Dieu : « Dieu, mais je le connais beaucoup. Nous sommes en compte courant de mauvais procédés. »

Cependant cette âme desséchée a un amour, ce cœur solitaire a une consolation : un beau coq orgueilleux, arrogant et irascible. Un jour le coq mourut, ce fut le coup de grâce pour la malheureuse. « Elle se tenait sur son séant, plus pâle que de coutume ; sa lèvre se relevait dédaigneuse, ses yeux étincelaient. Ce fut presque d’une voix de triomphe qu’elle m’adressa ces paroles qu’entrecoupait un souffle haletant : Mon coq est mort. Dieu me l’a fait mourir. Je n’étais pas assez malheureuse ! Il lui fallait cela, m’ôter mon dernier plaisir. N’est-il pas le bon ? » Cette petite histoire de coq mort serre le cœur aussi fortement qu’un drame, tant, à force de la sentir elle-même, Mme de Gasparin vous fait comprendre et partager la souffrance particulière à l’infortunée, tant elle s’est bien ingéniée à nous expliquer cette personnalité « bizarre et profondément égoïste, nous dit-elle, sans faiblesse pour elle-même ; un enfant gâté qui conservait dans l’absolue misère, dans l’entière solitude, tous les caprices, toutes les sécheresses et aussi les grâces, parfois les bontés fantasques dont les reines de la mode trompent l’ennui de leurs boudoirs. » Telle qu’elle était cependant, on se sentait attiré vers elle, on l’aimait avec irritation, avec dépit ; mais on l’aimait. C’est que l’étincelle de l’humaine affection vivait encore sous les cendres de ce cœur refroidi. Un jour le coq fut remplacé par un robuste bantam, don personnel de l’auteur. « Elle avait pris le coq, elle le tenait dans ses bras, elle le considérait. Le bantam, fasciné sous le rayonnement de