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fournit la grande humanité sont pour elle bien moins concluantes. Un grand génie, un grand saint sont bien des preuves de la haute valeur de l’homme, mais des preuves qui ne concluent pas pour l’humanité entière. De tels hommes peuvent être les élus de Dieu, et l’humanité n’être cependant qu’une ménagerie de brutes aux instincts pervers. Voulez-vous savoir si l’humanité est de race divine, adressez-vous plus bas. Ce pauvre vieux domestique nègre prête à rire, n’est-il pas vrai ? avec sa politesse timide et son visage noir ridé comme une vieille botte luisante… Et cependant c’est de ce personnage que l’auteur s’est servi pour montrer la grandeur propre à l’humilité. Que le roi David pousse vers Dieu un cri désespéré lorsqu’il a été précipité des sommets lumineux dans l’abîme plein de ténèbres, cela est trop naturel et nous touchera moins certainement que l’appel muet de quelque pauvre créature qui a toujours vécu au fond de l’abîme et ses pleurs de reconnaissance pour le faible rayon de lumière qui arrive jusqu’à elle. Les deux larmes qui jaillissent des yeux de la malheureuse créature que l’auteur appelle Mme Alfred parlent de la miséricorde divine plus éloquemment que la plus belle prière. Et le petit Juif polonais que Mme de Gasparin nous montre rôdant, solitaire et timide, sous les ombrages de Kreuznach (la petite ville d’eaux n’est-elle pas Kreuznach ?), comme il exprime bien toutes les grandeurs de sa race, son patriotisme spirituel, son invincible espoir, son souvenir obstiné ! Ce ne sont pas les grandes individualités de la race juive qui lui ont révélé le génie hébraïque, c’est un des échantillons les plus méprisés, les plus persécutés, les plus honnis de cette nation errante. La vertu de l’abnégation, de l’oubli de soi, est représentée par la personne vaillante d’une petite bourgeoise sans beauté, sans charme pour les yeux vulgaires et superficiels, baroque même et presque ridicule, et prêtant à rire aux cœurs qui l’aimaient et l’appréciaient. Et quel théâtre l’auteur a-t-il choisi pour la scène où il a voulu montrer la puissance de ces paroles de pardon dont la portée est incalculable, de ces paroles qui lient quand on les refuse, qui délient quand on les prononce ? Un pauvre cabaret de village où gît un homme lâchement, prosaïquement assassiné. Je ne connais pas de preuves plus touchantes de l’origine divine de l’homme et de la vérité du dogme chrétien de l’égalité des âmes que celles qui sont données par ce petit livre. Il en est peut-être de plus logiques et de plus rationnelles ; il n’en est pas de plus exquises et de plus originales.

Ces preuves sont originales, et là même est leur grande force. Elles n’ont pas la banalité larmoyante et facile des preuves ordinaires par lesquelles tant d’honnêtes écrivains religieux, à bout de ressources d’esprit, ont coutume de démontrer Dieu sensible au cœur.