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les vieilles figures connues apparaissent telles qu’elles étaient avant leurs rides, les voix des morts parlent. L’esprit retrouve par le regret quelque chose de la vivacité des premières impressions, et devient capable de s’y complaire et de les décrire, ce qu’il n’avait jamais pu faire pendant les années oublieuses et ingrates de la jeunesse. Les incidens les plus futiles acquièrent un charme rétrospectif, les personnages les plus dédaignés gagnent une valeur posthume, tout reprend sa juste place dans ce vaste tableau de la mémoire. Les souvenirs de la réalité la plus prochaine s’y mêlent aux souvenirs du passé le plus lointain, sans se confondre cependant, car les plans de ce tableau sont si bien ménagés que les personnages des diverses époques de la vie peuvent pour ainsi dire passer de l’un à l’autre sans anachronisme. Ils vont comme en visite les uns chez les autres et se rencontrent sans embarras. Tel ami de l’adolescence se présente au coin du bois que nous connaissons depuis hier seulement, et l’on voit telle figure des plus récentes années descendre vers le lointain des souvenirs d’enfance. Et l’âme qui est enveloppée dans ce bourdonnant recueillement reste étonnée d’avoir tant vécu, tant senti, tant aimé, tant souffert ; elle se dit que désormais il n’y a plus de place en elle que pour quelques joies discrètes et rares et pour les suprêmes espérances.

Voilà quelques-uns des sentimens que Mme de Gasparin présente au public sous le titre symbolique de Vesper. Le lecteur établira sans trop de peine les analogies qui rattachent le soir de la journée au soir de la jeunesse ; mais qu’il ne sépare jamais dans son imagination le tableau du crépuscule des histoires que raconte le livre et des rêveries qui s’en échappent, car ce sont des histoires qui doivent être en quelque sorte vêtues d’une ombre légère, des rêveries qui n’ont tout leur prix que rattachées à la sensation que donne la lumière déclinante. S’il veut goûter réellement ce livre, son imagination doit se résigner à faire un doux effort ; qu’elle ait toujours présent un des beaux soleils couchans de Claude Lorrain, tombant non plus sur des temples et des palais, mais sur une campagne verte, feuillue, moussue, comme saurait la peindre Théodore Rousseau par exemple, et dans cette campagne qu’elle regarde se mouvoir un monde très varié de petites figures, figures rustiques pour la plupart, gens de village et de mœurs sévères et simples, quelques-unes très aristocratiques, avec le mélange de négligence et de raffinement de personnes titrées et riches qui prennent leur villégiature, d’autres enfin vêtues de costumes étrangers et ajoutant un charme exotique à ces peintures familières.

Tout cela est bien quintessencié et bien précieux, diront peut-être quelques lecteurs dont j’ai prévu l’objection. J’accepte volontiers le reproche, si j’ai réussi à ce prix à leur faire comprendre les