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difficultés. Cependant on en a surmonté de bien plus grandes. Les Anglais eux-mêmes n’ont-ils pas franchi le détroit de Menai par un pont tubulaire dû au génie de Stephenson, et sur lequel passent tous les jours des locomotives ? N’ont-ils pas jeté sur le fleuve Saint-Laurent le plus, hardi, le plus long des ponts connus, acceptant le défi que leur ont porté leurs frères les Américains en élevant le fameux pont suspendu du Niagara ? Ne sont-ce pas enfin les Anglais qui ont ouvert sous la Tamise le tunnel de Londres et lancé sur l’Océan le Great-Eastern, ce Léviathan des mers ? Ils ont prouvé par leur exemple même que l’art de l’ingénieur ne saurait aujourd’hui être pris en défaut, et que le mot impossible doit être rayé du dictionnaire scientifique.

Quand les Anglais cherchent à empêcher le percement de l’isthme de Suez sous le prétexte de difficultés imaginaires, n’a-t-on pas le droit de leur demander en quel nom ils prétendent arrêter cette entreprise internationale ? Si elle offre dans l’exécution des difficultés insurmontables, tant pis ; mais il est certain que les hommes de l’art ne sortiront pas sans profit de cette lutte. Là n’est donc point la question à examiner, et comme l’Égypte n’appartient pas encore à l’Angleterre, celle-ci n’a nul pouvoir d’empêcher les travaux qui s’y font. Il vaut mieux que les Anglais jettent le masque, et déclarent ouvertement qu’ils ne veulent pas le percement de l’isthme de Suez parce qu’ils prétendent garder pour eux non-seulement l’influence politique sur les affaires de l’Orient, mais aussi la navigation de la Mer-Rouge, et avec elle tout le trafic de la mer des Indes. C’est pour cela qu’ils ont pris également le pas dans le Golfe-Persique, et qu’ils ont fait récemment étudier la grande voie ferrée de l’Europe dans l’Inde par les vallées du Tigre et de l’Euphrate, dont leurs vapeurs sillonnent depuis longtemps les eaux.

Cette prétention jalouse des Anglais de vouloir seuls dominer dans l’Océan-Indien, de vouloir que les détroits ne soient ouverts que pour eux, est-elle encore acceptable aujourd’hui ? Aucune nation peut-être plus que la France n’a eu à souffrir de cette égoïste ambition, et il serait temps que notre marine, qu’on retrouve maintenant partout à côté de la marine anglaise, ne se montrât plus simple spectatrice quand les Anglais agissent si hardiment. Nous voulons établir une ligne de vapeurs sur l’Indo-Chine par l’isthme de Suez, nous avons sondé la Mer-Rouge sur toutes ses côtes, nous avons fait notre choix, et le port d’Adoulis nous a été cédé par le gouvernement abyssinien. Les Anglais apportent dans leurs allures moins de convenance que nous. Ils ont toujours l’œil au guet, ils se sont aujourd’hui installés hardiment à Dahlac et établis de leur propre autorité devant le port même d’Adoulis. Or si une telle politique n’est pas blâmable, si elle est toute dans les intérêts de l’Angleterre,