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couper court à ses projets. Aujourd’hui tout est tombé, tout a disparu ; des ruines sans nom couvrent le sol ; la terre elle-même a perdu son ancienne fertilité, et les fruits de l’Yémen, jadis si réputés, n’offrent plus aucune saveur. Les Arabes jaloux n’en persistent pas moins à défendre par les armes l’accès de cette contrée à, tout Européen ; l’Yémen est toujours pour eux, comme au temps du prophète, la perle de l’Arabie, et l’exemple des Anglais s’emparant de la pointe d’Aden et la fortifiant n’est pas de nature à encourager les tribus du désert à se montrer pacifiques et hospitalières.

Les fortifications imprenables d’Aden n’étonnent pas seulement les Arabes, elles émerveillent aussi le voyageur civilisé. En suivant la route de Steamer-Point à Aden, quand la mer eut disparu, je vis se dresser devant moi une montagne à pic couronnée de bastions, de redans, de casemates, sillonnée de chemins couverts. Ce ne sont que fossés, talus et ponts-levis. En certains points, on peut amener l’eau et, inondant les fossés, rendre l’attaque encore plus difficile. Une porte gardée par des sentinelles armées livrait à peine passage à ma voiture, et le cipaye me salua, obéissant à la consigne, qui lui enjoint de porter les armes à tout Européen. Un espace immense était devant moi où sont les arsenaux et les Magasins, les casernes et les cantines, les bassins d’eau douce. Tout autour, jusque sur les sommets les plus ardus, court une triple rangée de remparts ; ils composent un système de défense aussi savant qu’habile, et, sans être du métier, on sent qu’il y a là une forteresse imprenable, ou du moins faite pour être disputée pied à pied. Aden est bien le Gibraltar de la Mer-Rouge, comme l’ont nommé les Anglais. Plus terrible que son aîné, qui ne défend qu’une mer intérieure, ce nouveau Gibraltar commande la grande route des Indes par l’isthme de Suez. Il la protège si bien que pas un navire débouquant du détroit de Bab-el-Mandeb ne saurait éviter le feu de ses canons. Au reste Périm est là comme une avant-garde d’Aden, Périm, que les Anglais fortifient lentement, sous prétexte d’y élever un phare, et devant laquelle on est forcé de passer, que l’on navigue à la voile ou à la vapeur. Le canal est même si étroit que du navire on distingue aisément le gardien du phare hissant le pavillon anglais pour saluer le vapeur qui passe, et que la fumée du canon auquel il met le feu vient quelquefois jusqu’à bord.

Je sortis par un tunnel de la triple circonvallation dans laquelle je m’étais engagé, et, en débouchant de ce tunnel, j’aperçus dans une étroite plaine la ville arabe d’Aden, environnée de montagnes aussi hautes que celles que je venais de quitter. Tous ces terrains si accidentés, si tourmentés, sont de nature volcanique. Partout où se rencontre un espace plat, c’est la mer qui a consenti à l’abandonner