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mauvais dogue ; celui-ci, crâne chauve et fendu, raccommodé par places, tombe en avant, précipité sur la poitrine, avec un sourire d’idiot malade. On feuillette, et la file des physionomies odieuses ou bestiales va s’allongeant sans s’épuiser : traits contractés ou difformes, fronts bosselés ou empâtés de chair suante, rictus hideux distendus par un rire féroce ; celui-ci a eu le nez mangé ; son voisin, borgne, à tête carrée, tout bourgeonné de verrues sanguinolentes, rouge sous la blancheur crue de sa perruque, fume silencieusement, gonflé de rancune et de spleen ; un autre, vieillard avec sa béquille, écarlate et bouffi, le menton débordant jusque sur la poitrine, regarde avec les yeux fixes et saillans d’un crabe. C’est la bête que Hogarth montre dans l’homme, bien pis, la bête folle ou meurtrière, affaissée ou enragée. Voyez cet assassin arrêté sur le corps de sa maîtresse égorgée, les yeux tors, la bouche contractée, grinçant à l’idée du sang qui l’éclabousse et le dénonce, ou ce joueur ruiné qui vient d’arracher sa perruque et sa cravate, et crie à genoux, les dents serrées et le poing levé vers le ciel. Regardez encore cet hôpital de maniaques, le sale idiot au visage terreux, aux cheveux crasseux, aux griffes salies, qui croit jouer du violon et qui s’est coiffé d’un cahier de musique ; le superstitieux qui se tord convulsivement sur la paille, les mains jointes, sentant la griffe du diable dans ses entrailles ; le furieux hagard et nu qu’on enchaîne, et qui s’arrache avec les ongles des morceaux de chair. Détestables Yahous que vous êtes, et qui prétendez usurper la lumière bénie, dans quel cerveau avez-vous pu naître, et pourquoi un peintre est-il venu salir les yeux de votre aspect ?

C’est que ces yeux étaient anglais, et que les sens ici sont barbares. Laissons à la porte nos répugnances, et regardons les choses comme les gens de ce pays, non par le dehors, mais par le dedans. Tout le courant de la pensée publique se porte ici vers l’observation de l’âme, et la peinture entraînée roule avec les lettres dans le même canal. Oubliez donc les contours, ils ne sont que des lignes ; le corps n’est ici que pour traduire l’esprit. Ce nez tortu, ces bourgeons sur une joue vineuse, ce geste hébété de la brute somnolente, ces traits grimés, ces formes avilies, ne servent qu’à faire saillir le naturel, le métier, la manie, l’habitude. Ce ne sont plus des membres et des têtes qu’ils nous montre, c’est la débauche, c’est l’ivrognerie, c’est la brutalité, c’est la haine, c’est le désespoir, ce sont toutes les maladies et les difformités de ces volontés trop âpres et trop dures, c’est la ménagerie forcenée de toutes les passions. Non qu’il les déchaîne ; ce rude bourgeois dogmatique et chrétien manie plus vigoureusement qu’aucun de ses confrères le gros gourdin de la morale. C’est un policeman mangeur de bœuf qui s’est chargé