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a deux qu’il tire plus volontiers que les autres. Comme tous les gens qui ont des nerfs, il est sujet aux attendrissemens : non qu’il soit vraiment bon et tendre, au contraire sa vie est d’un égoïste ; mais à de certains jours il a besoin de pleurer, et nous fait pleurer avec lui. Il s’émeut pour un oiseau captif, pour un pauvre âne qui, accoutumé aux coups, le regarde d’un air résigné, « comme pour lui dire de ne point le battre trop fort, mais que cependant, s’il veut, il peut le battre. » Il écrira deux pages sur l’attitude de cet âne, et Priam aux pieds d’Achille n’était pas plus touchant.

C’est ainsi qu’il rencontrera dans un silence, dans un juron, dans la plus mince action domestique, des délicatesses exquises et de petits héroïsmes, sortes de fleurs charmantes invisibles à tout autre, et qui poussent dans la poudre du plus sec chemin. Un jour l’oncle Toby, le pauvre capitaine invalide, attrape, après de longs essais inutiles, une grosse mouche bourdonnante qui l’a cruellement tourmenté pendant tout le dîner ; il se lève, traverse la chambre sur sa jambe souffrante, et, ouvrant la fenêtre : « Va-t’en, pauvre diablesse, va-t’en ; pourquoi est-ce que je te ferais du mal ? Le monde certainement est assez large pour nous contenir tous les deux, toi et moi. » Cette sensibilité de femme est trop fine, on ne peut la décrire : il faudrait traduire une histoire entière, celle de Lefèvre par exemple, pour en faire respirer le parfum ; ce parfum s’évapore sitôt qu’on y touche, et ressemble à la faible senteur fugitive des plantes qu’on a portées un instant dans la chambre d’un convalescent. Ce qui en augmente encore la douceur triste, c’est le contraste des polissonneries qui, comme une haie d’orties, les environnent de toutes parts. Sterne, comme tous les gens dont la machine est surexcitée, a des appétits baroques. Il aime les nudités, non par sentiment du beau à la façon des peintres, non par sensualité et franchise à l’exemple de Fielding, non par recherche du plaisir, ainsi que les Dorat, les Boufflers et tous les fins voluptueux qui riment et s’égaient en ce moment de l’autre côté de la Manche. S’il va aux endroits sales, c’est qu’ils sont interdits et point fréquentés. Ce qu’il y cherche, c’est la singularité et le scandale. Ce qui l’affriande dans le fruit défendu, ce n’est pas le fruit, c’est la défense, car celui où il mord de préférence est tout flétri ou piqué aux vers. Qu’un épicurien ait du plaisir à détailler les jolis péchés d’une jolie femme, rien d’étonnant ; mais qu’un romancier se complaise à surveiller les suites de la chute d’un marron brûlant dans une culotte et les questions de la veuve Wadman sur la portée des blessures de l’aine, cela ne s’explique que par un dévergondage d’imagination pervertie qui trouve son amusement dans les idées répugnantes, comme les palais gâtés trouvent leur contentement dans la saveur acre du fromage avancé. Aussi, pour lire Sterne, faut-il