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sont dégoûtans. Son public est au niveau de son énergie et de sa rudesse, et, pour remuer de tels nerfs, un écrivain ne peut pas frapper trop fort.

Mais en même temps, pour civiliser cette barbarie et maîtriser cette violence, une faculté paraît, commune à tous, auteur et public : la sérieuse réflexion attachée à observer les caractères. C’est vers le dedans de l’homme que leurs yeux se tournent. Ils notent exactement les particularités de l’individu et les marquent d’une empreinte si précise que leurs personnages deviennent des types que l’on n’oublie plus. Ils sont psychologues. Every man in his humour, ce titre d’une comédie du vieux Ben-Jonson indique combien ce goût, chez eux, est ancien et national. Smollett, sur cette donnée, écrit un roman entier, Humphrey Clinker. Point d’action ; le livre est un recueil de lettres écrites pendant un voyage en Écosse et en Angleterre. Chacun des voyageurs, suivant son tour d’esprit, juge différemment des mêmes objets. Un vieux gentilhomme généreux, grognon, qui s’occupe à se croire malade, une vieille fille revêche en quête d’un mari, une femme de chambre naïve et vaniteuse qui estropie vaillamment l’orthographe, une file d’originaux qui tour à tour apportent leurs bizarreries sur la scène, voilà les personnages ; le plaisir du lecteur consiste à reconnaître leur humeur dans leur style, à prévoir leurs sottises, à sentir le fil qui tire chacun de leurs gestes, à vérifier la concordance de leurs idées et de leurs actions. Poussez à l’excès cette étude des particularités humaines, vous verrez naître le talent de Sterne. Figurez-vous un homme qui se met en voyage ayant sur les yeux une paire de lunettes extraordinairement grossissantes. Un poil sur sa main, une tache à la nappe, le pli d’un habit qui remue, l’intéresseront ; à ce compte, il n’ira pas bien loin, emploiera la journée à faire six pas et ne sortira pas de sa chambre. Pareillement Sterne écrit quatre volumes pour raconter la naissance de son héros. Il aperçoit l’infiniment petit et décrit l’imperceptible. Un homme fait sa raie de travers, cela tient, selon Sterne, à l’ensemble de son caractère, lequel tient à celui de son père, de sa mère, de son oncle et de tous ses aïeux ; cela tient à la structure de son cerveau, qui tient aux circonstances de sa conception et de sa naissance, lesquelles tiennent aux manies de ses parens, à l’humeur du moment, aux conversations de l’heure précédente, aux contrariétés du dernier curé, à une coupure du pouce, à vingt nœuds faits sur un sac, à je ne sais combien de choses encore. Les six ou huit volumes de Tristram Shandy sont employés à les compter, car le moindre et le plus plat des accidens, un éternument, une barbe mal faite, traîne derrière soi un réseau inextricable de causes entre-croisées les unes dans les autres, qui, en haut, en bas,