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l’envie, la malice et la lâche indifférence de l’humanité. » Ce ne sont plus seulement les coups de poing qui pleuvent, mais aussi les coups de couteau, d’épée, de pistolet. Dans ce monde-là, quand une fille sort de chez elle, elle court risque de rentrer femme, et quand un homme sort de chez lui, il court risque de ne pas rentrer du tout. Les femmes enfoncent leurs ongles dans la figure des hommes ; les gentlemen bien élevés, comme Pérégrine, sanglent les gens à coups de fouet. Ayant trompé un mari qui refuse de lui demander satisfaction, Pérégrine le fait prendre par ses gens et tremper dans un canal. Dénoncé par un vicaire qu’il a rossé, il le fait rouer de coups par un aubergiste, qui de plus lui arrache avec les dents un morceau de l’oreille. Je citerais de mémoire bien d’autres attentats commencés ou achevés. Les injures atroces, les mâchoires cassées, les coups de bâton assénés sur les gens abattus par terre, la hargneuse dureté des conversations, la grossière brutalité des plaisanteries, donnent l’idée d’une meute de bouledogues acharnés à se battre, et qui, lorsqu’ils entrent en gaieté, s’amusent encore à s’enlever des morceaux de chair. Un Français a peine à supporter l’histoire de Roderick Random ou plutôt celle de Smollett quand il est sur le navire de guerre. Il est pressé, c’est-à-dire empoigné de force, jeté par terre, à coups de bâton et de couteau, lié comme un ballot et roulé sanglant à bord devant les matelots, qui rient de ses blessures et disent, en voyant ses cheveux collés comme des ficelles, qu’il a ses cordes rouges sur la tête au lieu de les avoir sur le dos. Il prie ses voisins de tirer son mouchoir de sa poche pour arrêter le sang qui coule de sa tête ; les voisins tirent le mouchoir et le vendent d’un grand sang-froid à la pourvoyeuse moyennant un quart de gin. Le capitaine Oakum déclare qu’il ne veut plus de malades à bord, les fait monter sur le pont à coups de fouet, crachant le sang, défaillant de faiblesse ; plusieurs deviennent fous, beaucoup meurent, et de soixante et un il n’en reste que douze. Pour pénétrer dans ce noir hôpital suffocant qui pullule de vermine, il faut ramper sous les hamacs pressés et les écarter à la force des épaules avant d’arriver jusqu’aux patiens.

Lisez encore le récit de miss William, une jeune fille riche et de bonne naissance réduite au métier de courtisane, rançonnée, affamée, malade, grelottante, errant dans les rues pendant de longues nuits d’hiver, parmi « les misérables créatures nues, en haillons crasseux, entassées comme des pourceaux dans le coin d’une allée sombre, » qui appellent les matelots ivres pour obtenir de quoi « apaiser avec du gin la rage de la faim et le froid, et descendent dans l’insensibilité bestiale jusqu’à ce qu’à la fin elles aillent mourir et pourrir sur un fumier. » Celle-ci est jetée à Bridewell avec le rebut de la ville, soumise aux caprices d’un tyran qui lui impose des tâches