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du reste. Joseph et son ami le bon curé, M. Adam, donnent et reçoivent une infinité de horions ; les coups de bâton trottent ; on leur jette à la tête des poêlons pleins de sang de porc ; les chiens mettent leurs habits en pièces ; ils perdent leur cheval. Joseph est si beau qu’il est assailli par la servante, obligé de la prendre à bras-le-corps et de la déposer à la porte ; ils n’ont jamais le sou ; on veut les mener en prison. Ils avancent pourtant d’une façon gaillarde, comme leurs confrères des autres romans, le capitaine Booth et Tom Jones. Ces orages de coups de poing, ces clabauderies d’hôtellerie, ce retentissement de bassinoires cassées et d’écuelles lancées à la tête, ce pêle-mêle d’incidens et cette grêle de mésaventures, finissent par former la plus joyeuse musique. Tous ces braves gens se battent bien, marchent bien, mangent bien, boivent mieux encore. Il y a plaisir à regarder ces puissans estomacs ; le roastbcef, descend comme dans sa place naturelle. Ne dites pas que ces bons bras fonctionnent trop sur la peau du prochain ; la peau du prochain est solide, et en tout cas se raccommode vite. Décidément la vie est bonne, et avec Fielding nous ferons en riant le voyage, la tête cassée et le ventre plein.

Ne ferons-nous que rire ? Il y a bien des choses à voir en route ; le sentiment de la nature est un talent comme la conception de la règle, et Fielding, le dos tourné à Richardson, s’ouvre un domaine aussi large que celui de son rival. Ce qu’on appelle nature, c’est cette couvée de passions secrètes, souvent malfaisantes, ordinairement vulgaires, toujours aveugles, qui foisonnent et frétillent en nous, mal recouvertes par le manteau de décence et de raison sous lequel nous tâchons de les déguiser ; nous croyons les mener, elles nous mènent ; nous nous attribuons nos actions, elles les font. Il y en a tant, elles sont si fortes, si entrelacées les unes dans les autres, si promptes à s’éveiller, à s’élancer et à s’entraîner, que leur mouvement échappe à tous nos raisonnemens et à toutes nos prises. Voilà le domaine de Fielding ; son art et son plaisir, comme celui de Molière, consistent à lever un coin du manteau ; ses personnages paradent d’un air raisonnable, et tout d’un coup, par une ouverture, le lecteur aperçoit le fourmillement intérieur des vanités, des folies, des concupiscences et des rancunes secrètes qui les font marcher. Par exemple, quand Tom Jones a le bras cassé, le philosophe Square vient le consoler par une application des maximes stoïciennes ; mais en lui prouvant que la douleur est chose indifférente il se mord la langue et lâche un ou deux jurons, sur quoi le théologien Thwackum, son commensal et son rival, lui assure que sa mésaventure est un avertissement de la Providence, et tous deux manquent de se battre. Une autre fois le chapelain de la prison, ayant déchargé son éloquence et engagé le condamné au repentir, accepte de lui