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ah ! le diable les emporte ! Ils l’ont trouvée, n’est-ce pas qu’ils l’ont trouvée ? » — C’est avec ce franc rire qu’il prenait les mésaventures. Il allait de l’avant sans trop sentir les meurtrissures, en homme confiant qui a le cœur épanoui et la peau dure. Sitôt qu’il a fait un héritage, il festine, traite ses voisins, entretient une meute, s’entoure de magnifiques laquais à livrée jaune. En trois ans, il a tout mangé ; mais le courage reste, il achève ses études de légiste, écrit deux in-folio sur les droits de la couronne, devient justice, détruit des bandes de voleurs, et gagne dans la plus insipide besogne du monde « le plus sale argent de la terre. » Les dégoûts ne l’atteignent pas, la lassitude non plus ; il est trop solidement bâti pour avoir des nerfs de femme. Tout déborde en lui, la force, l’activité, l’invention, et aussi la tendresse. Il a pour ses enfans une idolâtrie de mère, il adore sa femme, il devient presque fou quand il la perd, il ne trouve d’autre consolation que de pleurer avec la servante, et finit par épouser cette bonne et brave fille pour donner une mère à ses enfans : dernier trait qui achève de peindre ce vaillant cœur plébéien[1], prompt aux effusions, exempt de répugnances, et qui, hormis la délicatesse, eut tout le meilleur de l’homme. On lit ses livres, comme on boit un vin franc, sain et rude, qui égaie, fortifie, et auquel il ne manque que le parfum.

Un pareil homme devait prendre Richardson en déplaisance. Celui qui aime la nature tout expansive et abondante chasse loin de lui, comme des ennemis, la solennité, la tristesse et la pruderie des puritains. Pour commencer, il tourne Richardson en caricature. Son premier héros, Joseph, est le frère de Paméla et résiste aux propositions de sa maîtresse, comme Paméla à celles de son maître. La tentation touchante dans une jeune fille devient comique dans un jeune homme, et le tragique tourne au grotesque. Fielding rit à pleins poumons, comme Rabelais, et aussi comme Scarron. Il contrefait le style emphatique ; il chiffonne les jupes et fait sauter les perruques ; il bouscule de ses rudes plaisanteries toute la gravité des convenances. Si vous êtes raffiné ou seulement bien habillé, ne l’accompagnez pas. Il vous mènera dans les prisons, dans les auberges, sur les fumiers, dans la boue des grands chemins ; il vous fera patauger parmi les scandales réjouissans, les peintures crues et les aventures populacières. Il est fort en gueule, et il n’a pas l’odorat sensible. M. Joseph, au sortir de chez lady Booby, est assommé, laissé dans un fossé sans habits et pour mort ; une diligence passe, les dames font les haut-le-corps à l’idée de recueillir un homme vraiment nu, et les gentlemen, qui ont trois paletots, les trouvent trop neufs pour les salir sur le corps du pauvre diable. Ceci n’est qu’un début, jugez

  1. Il était pourtant fils d’un général et petit-fils d’un comte.