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grosse voix pour nous faire peur ; nous n’avons pas besoin qu’on inscrive la leçon à part et en majuscules pour la démêler. Nous aimons l’art, et vous n’en avez guère ; nous souhaitons qu’on nous plaise, et vous n’y songez pas. Vous transcrivez toutes les lettres, vous minutez toutes les conversations, vous dites tout, vous n’élaguez rien, vos romans ont huit volumes ; de grâce, prenez des ciseaux ; soyez écrivain, et non pas greffier archiviste. Ne versez pas votre bibliothèque de documens sur la voie publique. L’art diffère de la nature en ce qu’elle délaie et ce qu’il concentre. Vingt épîtres de vingt pages ne montrent pas un caractère, et une vive parole le fait. Vous êtes alourdi par votre conscience, qui vous traîne pas à pas et terre à terre, vous avez peur de votre génie ; vous le bridez, vous n’osez trouver aux momens violens les grands cris, les franches paroles. Vous tombez dans les phrases emphatiques et bien écrites ; vous ne voulez pas montrer la nature telle qu’elle est, telle que la montre Shakspeare, lorsque, piquée par la passion comme par un fer rouge, elle crie, se cabre et bondit par-dessus vos barrières. Vous ne savez pas l’aimer, et votre punition est que vous ne pouvez pas la voir.


III

C’est pour elle que Fielding réclame, et certes, à voir ses actions et sa personne, on l’eût cru fabriqué exprès pour cela : un grand vigoureux gaillard, haut presque de six pieds, sanguin, avec un excès de bonne humeur et de verve animale, loyal, généreux, affectueux et brave, mais imprudent, dépensier, buveur, viveur, ruiné de père en fils, ayant roulé par la vie dans les hauts, dans les bas, éclaboussé, mais toujours dispos ; « en somme, disait lady Mary Wortley Montague, plus heureux qu’un prince, et capable d’oublier sa goutte, ses soucis et ses dettes, pour peu qu’il eût sous sa main une bouteille de Champagne et un pâté de gibier. » Le naturel domine en lui, un peu grossier, mais riche. Il ne se réprime pas, il se laisse aller, il coule sur sa pente, sans trop choisir son lit, sans se donner de digues, bourbeux, mais à grands flots et à pleins bords. Dès l’abord, le surcroît de santé et d’impétuosité physique le jette dans la grosse débauche joviale, et la sève intempérante de la jeunesse bouillonne en lui jusque dans le mariage et dans l’âge mûr. Il est gai, il s’égaie ; il est insouciant, il n’a pas même la vanité littéraire. Un jour, Garrick le prie de supprimer une scène maladroite, et lui dit que sinon on sifflera infailliblement : « Au diable ! qu’ils la trouvent eux-mêmes ! » On siffle, et l’acteur, fort mal à l’aise, vient avertir l’auteur, qui buvait et fumait sa pipe. « — Qu’est-ce qu’il va ? — Eh bien ! on me siffle à outrance. — Ah !