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les tendresses bénies de l’heureux couple. Les larmes pleuvent ; Harriett s’attendrit sur sa rivale sacrifiée, et sir Charles « d’une façon caressante, tendre et respectueuse, mettant son bras autour d’elle, lui prend son mouchoir, sans qu’elle résiste, pour essuyer les pleurs qui coulent sur ses joues. — Douce humanité, dit-il ; charmante sensibilité, ne réprimez point cette effusion touchante ! Rosée du ciel (et il baise le mouchoir), rosée du ciel, larmes d’un cœur doux comme le ciel et compatissant comme lui ! » C’en est trop, on est excédé, on a envie de l’accompagner sur la mandoline. Le plus patient des mortels se sent écœuré quand il a, pendant trois mille pages, avalé ces fadeurs sentimentales et tout ce lait sucré de l’amour. Pour comble, sir Charles, voyant Harriett embrasser sa rivale, trace le plan d’un petit temple dédié à l’amitié qu’on bâtira dans le lieu même ; c’est le triomphe du rococo mythologique. À la fin, les couronnes pleuvent comme à l’Opéra, tous les personnages chantent à l’unisson et en chœur les louanges de sir Charles ; on lui récite sa litanie : « Comment pourrait-il être autre chose que le meilleur des maris, lui qui fut le plus soumis des fils, qui est le plus affectionné des frères, le plus fidèle des amis, et qui est bon par principe dans chacune des relations de la vie ? » Il est grand, il est généreux, il est délicat, il est pieux, il est irréprochable, il n’a jamais fait une vilaine action ni un geste faux. Sa conscience et sa perruque sont intactes. Amen. Il faut le canoniser et l’empailler.

Et vous non plus, mon cher Richardson, quoique grand homme, vous n’avez pas tout l’esprit qu’il faut pour en avoir assez. à force de vouloir servir la morale, vous lui faites tort. Savez-vous l’effet de ces affiches édifiantes que vous collez au commencement et à la fin de vos livres ? On est rebuté, on perd l’émotion, on voit le prédicateur en robe noire sortir en nasillant de l’habit mondain qu’il avait pris pour une heure ; on est mécontent de la tromperie. Insinuez la morale, ne l’infligez pas. Souvenez-vous qu’il y a un fonds de rébellion dans le cœur de l’homme, et que si on s’applique trop visiblement à le claquemurer dans une discipline, il s’échappe et va prendre l’air dehors. Vous imprimez à la suite de Paméla le catalogue des vertus dont elle donne l’exemple ; le lecteur bâille, oublie son plaisir, cesse de croire, et se demande si la céleste héroïne n’était pas un mannequin ecclésiastique arrangé pour lui débiter une leçon. Vous racontez à la fin de Clarisse la punition de tous les méchans, grands ou petits, sans en épargner un seul ; le lecteur rit, dit que les choses se passent autrement dans le monde, et vous invite à insérer ici, comme Arnolphe, la peinture « des chaudières où les âmes mal vivantes vont bouillir en enfer. » Nous ne sommes point si sots que vous le pensez. Nous n’avons pas besoin qu’on fasse la