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qui, ordonnant en vue d’un but unique les passions de trente personnages, enchevêtrent et colorent les fils innombrables de toute la toile pour faire ressortir une figure, une action et une leçon.

Ce premier roman est une fleur, une de ces fleurs qui n’éclosent que dans une imagination vierge, à l’aurore de l’invention primesautière, dont le charme et la fraîcheur surpassent tout ce que la maturité de l’art et du génie peut cultiver ou arranger plus tard. Paméla est une enfant de quinze ans élevée par une vieille lady, demi-servante et demi-favorite, et qui, après la mort de sa maîtresse, se trouve exposée aux séductions et aux persécutions croissantes du jeune seigneur de la maison C’est bien véritablement une enfant naïve et bonne comme la Marguerite de Goethe, et du même sang. Au bout de vingt pages, on voit involontairement cette fraîche figure rose, toujours rougissante, et ces yeux sourians, si prompts aux larmes. Aux moindres bontés, elle est confuse ; elle ne sait que dire, elle change de couleur, elle fait la révérence en baissant les yeux ; ce pauvre cœur innocent se trouble ou se fond. Nulle trace de la vivacité hardie et de la sécheresse nerveuse qui sont le fond d’une Française. Elle est, « comme un agneau, » aimée, aimante, sans orgueil, ni vanité, ni rancune, timide, toujours humble. Quand son maître entreprend de l’embrasser par force, elle s’étonne, elle ne veut pas croire que le monde soit si méchant. « Le gentleman s’est rabaissé jusqu’à prendre des libertés avec sa pauvre servante ! » Elle a peur d’en prendre avec lui ; elle se reproche, en écrivant à ses parens, de dire trop souvent il et lui, au lieu de son honneur ; « mais c’est sa faute si je le fais, car pourquoi a-t-il perdu toute sa dignité avec moi ? » Nul outrage ne vient à bout de sa soumission ; il lui a si fort serré le bras que ce bras est « tout noir et tout bleu ; » il a essayé pis : il s’est conduit comme un charretier et comme un coquin ; par surcroît, il la calomnie longuement devant les domestiques ; il l’insulte, et redouble, il la provoque à parler ; elle ne parle pas, elle ne veut pas manquer à son maître. « Monsieur, répond-elle doucement, vous avez le droit de dire ce qui vous plaît ; moi, mon devoir est de dire seulement : Dieu bénisse votre honneur ! » Elle s’agenouille et le remercie de la renvoyer. Mais parmi tant de soumissions quelle résistance ! Tout est contre elle : il est son maître ; il est justice of the peace, à l’abri de toute intervention, sorte de Dieu pour elle, avec tout l’ascendant et l’autorité d’un prince féodal. Bien plus, il a la brutalité du temps ; il la rudoie, lui parle comme à une négresse, et se croit encore bien bon. Il la séquestre seule, pendant plusieurs mois, avec une mégère, sa complaisante, qui la bat et la menace. Il l’attaque par la crainte, l’ennui, la surprise, l’argent, la douceur. Enfin, ce qui est plus terrible, son cœur est contre elle : elle l’aime tout bas ; bien plus, ses vertus lui nuisent ;