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de dire : Tout le monde se trompe, excepté moi ; mais si en effet tout le monde se trompe, qu’y peut-il faire ? » Rien, sinon marcher tout droit et tout seul à travers les coups et les éclaboussures. De Foe ressemble à l’un de ces braves soldats obscurs et utiles qui, l’estomac vide, le dos chargé, les pieds dans la boue, font les, corvées, emboursent les coups, reçoivent tout le jour le feu de l’ennemi et quelquefois par surcroît celui de leurs camarades, et meurent sergens, heureux quand de rencontre ils ont accroché la croix d’honneur.

Il avait le genre d’esprit qui convient à un si dur service, solide, exact, absolument dépourvu de finesse, d’enthousiasme et d’agrément,). Son imagination est celle d’un homme d’affaires et non d’un artiste, toute remplie et comme bourrée de faits. Il les dit comme ils lui viennent, sans arrangement ni style, en manière de conversation, sans songer à faire un effet ou à combiner une phrase, avec les mots de métier et les tournures vulgaires, revenant au besoin sur ses pas, répétant deux et trois fois la même chose, n’ayant pas l’air de soupçonner qu’il y a des moyens d’amuser, de toucher, d’entraîner ou de plaire, n’ayant d’autre envie que de décharger sur le papier le trop-plein des renseignemens dont il s’est muni. Même en fait de fiction, ses renseignemens sont aussi précis qu’en fait d’histoire. Il donne les dates, l’année, le mois, le jour ; il marque le vent, nord-est, sud-ouest, nord-nord-ouest : il écrit un journal de voyage, des catalogues de marchandises, des comptes d’avoué et de marchand, le nombre des moïdores (monnaie portugaise), les intérêts, les paiemens en espèces, en nature, le prix de revient, le prix de vente, la part du roi, des couvens, des associés, des facteurs, le total liquide, la statistique, la géographie et l’hydrographie de l’île, tellement que le lecteur est tenté de prendre un atlas et de dessiner lui-même une petite carte de l’endroit, pour entrer dans tous les détails de l’histoire et voir les objets aussi nettement et pleinement que l’auteur. Il semble que celui-ci ait fait tous les travaux de son Robinson, tant il les décrit exactement, avec les nombres, les quantités, les dimensions, comme un charpentier, un potier ou un matelot émérite. On n’avait jamais vu un tel sentiment du réel, et on ne l’a point revu. Nos réalistes aujourd’hui, peintres, anatomistes, hommes de métier et de parti-pris, sont à cent lieues de ce naturel ; l’art et le calcul percent dans leurs descriptions trop minutieuses. Celui-ci fait illusion, car ce n’est point l’œil qu’il trompe, c’est l’esprit, et cela à la lettre ; son récit de la grande peste a passé plus d’une fois pour vrai, et lord Chatam prenait ses Mémoires d’un Cavalier pour une histoire authentique. Aussi bien il y aspirait. « L’éditeur, disent