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qu’il avait notés au passage, — et que l’œil et l’oreille d’un praticien expérimenté peuvent seuls rattacher à tout un système d’observations antérieurement recueillies, — lui révélaient, me dit-il, la marche lente et graduelle de la maladie mentale à laquelle miss Dasert, la, fille du roi Bruce, se savait, par malheur, héréditairement vouée. Lors de l’avant-dernière visite du docteur, l’incertitude de ces menaçans pronostics l’avait encore laissé dans le doute. Maintenant il voyait clairement le danger, et se demandait par quel artifice il pourrait, sans donner l’éveil à ses deux intéressans cliens, risquer des prescriptions devenues indispensables, bien que le résultat de ces prescriptions demeurât à ses yeux fort peu assuré.

— Au premier mot, me disait-il, elle me devinera… C’est avec une fermeté stoïque qu’elle attend le coup,… mais elle l’attend, et je crains bien d’avoir pressenti ce qu’elle compte faire à cette heure décisive. Pour lui, je le tromperai sans peine, et jusqu’au dernier moment ; je sais qu’elle m’y aidera de son mieux… Mais elle !… mais elle ! répétait-il avec une véritable angoisse.

Cette angoisse, je la partageais, je dois le dire.

Nous arrivâmes à Londres, et une fois entraînés chacun de notre côté dans ce vaste tourbillon, nous demeurâmes près de quinze jours sans nous rencontrer. Quand je le revis, je me hâtai de lui demander s’il avait quelques nouvelles de Beechton.

— J’en ai, reprit-il d’un air contraint. Au moment où je cherchais à n’être pas deviné, j’aurais dû me dire que déjà je l’étais ;… ils sont partis pour le continent trois jours après ma visite.

— Savez-vous s’ils comptent y rester longtemps ?

Le docteur ici haussa légèrement les épaules.

— Je ne pense pas, reprit-il, qu’ils en reviennent jamais tous les deux

Hier, 27 novembre, je lisais dans le Morning Post, sous cette rubrique à vignette spécialement consacrée au fashionable world, la mention suivante : — « Lord Slumberton, arrivant de Nice, est descendu à Brunswick-hotel, Jermyn-street, » et à la huitième page du même journal, au dernier paragraphe des births, marriages and deaths[1], on trouvait ceci :

« DASERT. — Le 20 courant, à Nice, dans sa trentième année, et victime d’un empoisonnement accidentel, miss Mary Dasert, enfant adoptive et unique héritière de miss Dasert de Beechton. »

Je ne crois pas, de cette tragédie intime, savoir jamais autre chose. J’estime d’ailleurs en savoir assez.


E.-D. FORGUES.

  1. Naissances, mariages, morts. L’aristocratie anglaise a, dans la feuille quasi officielle, ses registres de l’état civil, quotidiennement tenus à jour.