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déjà comme verlobte (fiancée), elle réfléchissait sur ce grand événement qui allait désormais changer sa vie. À ses yeux du reste, cette transition, prévue, inévitable, n’avait rien de plus extraordinaire que tout autre développement de son existence physique et morale.

Saxon prit place à table entre ses deux nouvelles amies, qui s’occupèrent tout le temps de le servir, et que sa conversation intéressait au plus haut degré. Il avait des manières de voir si hardies, des façons de parler si originales et si piquantes ! C’était comme une langue nouvelle à laquelle s’initiait la jeune fille émerveillée. Avoir un amoureux si intrépide et si beau, quelle satisfaction, quel bonheur complet ! Cette félicité se reflétait dans les regards caressans de ses grands yeux limpides, sans cesse fixés sur lui. En son bonheur cependant elle mangeait à peine, et n’était guère polie pour le demeurant des convives. Saxon ne s’expliquait pas ce sourire concentré dans le regard, et qui ne dérangeait aucun des muscles du visage ; mais il était forcé de convenir que jamais il n’avait vu de si grands yeux.

À l’issue du repas, ils s’assirent à une table sous les tilleuls, et prirent là leur café. Saxon, sous cette ombre douce et par ce beau soir d’été, auprès d’une charmante fille vivement éprise de lui, rendit hommage intérieurement à la divine bonté. Il voyait la vie en rose, et c’était tout simple.

Puis ils se dérobèrent sous les feuillages touffus ; un bras frémissant vint, comme le serpent d’Éden, s’enrouler autour de la taille fine et souple qui se prêtait à ses étreintes. Le jeune homme pressa la jeune fille contre son cœur ; il baisa ses grands yeux et ses lèvres roses, et, le regard levé vers le ciel, où se mouraient quelques vagues clartés, il lui jura qu’elle pouvait avoir foi dans sa parole, qu’il lutterait pour l’obtenir et consacrerait sa vie à la rendre heureuse. En disant ceci, le brave garçon avait les yeux pleins de larmes. Elle le contemplait avec surprise, mais en même temps avec adoration, et, tout à fait calme, se sentait pourtant bien heureuse.

Pour que ce récit naïvement vrai ne paraisse pas trop invraisemblable, il faut se tenir pour dit, — si incroyable que cela paraisse, — que Mary Dasert, à près de vingt ans, n’avait jamais rien su du métier des coquettes ni des statistiques d’amour. Elle n’avait pour l’instruire ni sœur aînée ni amies intimes. En tête-à-tête continuel avec une femme étrangère à toute sentimentalité, elle manquait absolument de théories romanesques, et marchait au bord de l’abîme avec tout l’aplomb, toute la témérité d’une complète ignorance.

Minna, qu’on envoya chercher sa jeune maîtresse, la trouva tout au fond du jardin, assise sur un banc rustique, et la tête appuyée à l’épaule de son amoureux. La pauvre femme de chambre en faillit tomber à la renverse, mais prit soin de n’ajouter aucun commentaire