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son état mental, se montra dès lors parfaitement calme et facile à conduire. Elle fut soignée et guérie, dans la ferme en question, par une belle dame venue tout exprès de Londres, qui semblait lui être passionnément attachée, et la crut toujours, en dépit de tout, moins malade qu’on ne la disait.

Cette lady, — une mignonne brunette, disait le fermier, — était miss Dasert, de Beechton (Staffordshire), alors orpheline jeune et charmante, mais qui portait le deuil depuis le jour où notre fameux Bruce, son fiancé, avait perdu la raison. Elle finit par adopter la « veuve » de l’amant qu’elle avait ainsi perdu. Et quand l’infortunée jeune personne mourut en donnant le jour à une fille, cette enfant fut adoptée par miss Dasert, qui l’a laissée depuis, — vingt-cinq ans plus tard, — en possession du beau domaine de Beechton et de cinquante mille livres sterling placées dans les fonds publics. Le testament la désignait simplement sous le nom de « Mary Dasert, ma fille adoptive, » et ne mentionnait aucun des faits relatifs à sa naissance ; mais, comme vous allez voir, magna est veritas, et prœvalebit. La lumière finit toujours, — non, pas toujours, mais très souvent, — par se dégager des ténèbres, et quelquefois fort mal à propos.

Au fait, j’anticipe sur les événemens. J’aurais dû vous dire tout simplement que miss Dasert, se condamnant à jamais au célibat et se vouant à l’éducation de l’orpheline, de la fille de ce roi Bruce qu’elle avait tant aimé, l’éleva, jusqu’à sa dix-huitième année, dans l’ignorance la plus absolue des circonstances tragiques auxquelles elle devait d’être au monde. Aux personnes qui, dans des vues matrimoniales, venaient s’enquérir de la jeune lady, elle répondait invariablement : « Mary est la fille d’une de mes amies les plus chères. Son père et sa mère sont morts pendant qu’elle était encore au berceau… » Puis elle donnait de faux noms et déroutait ainsi toute recherche ultérieure. À coup sûr, tout ceci n’était pas conforme aux règles strictes de l’honnêteté. Miss Dasert cependant, honnête jusqu’au bout des ongles, et qui plus est très sincèrement religieuse, ne se faisait à cet égard aucun scrupule et n’éprouvait aucun remords de conscience. Et quand elle apprit que bien des gens, à bout de suppositions, lui attribuaient sur la jeune Mary des droits maternels incompatibles avec le chaste célibat qu’elle avait toujours gardé : « Voilà, s’écria-t-elle, la justice du monde ; heureusement il y en a une autre… »


III

Et maintenant transportons-nous, si vous le permettez, dans une cité allemande que nous appellerons du premier nom venu, — Footunder par exemple, — celle de toutes les villes germaniques où on