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— Ah ! docteur, me prendre ainsi par mon faible, savez-vous que ce n’est pas bien agir ?

— Compris. Je demande deux premières pour Beechton.

Voici maintenant le singulier récit de mon compagnon de route, et je déclare d’avance que je n’y changerai pas grand’chose. J’ai tâché de lui conserver le débraillé philosophique et parfois un peu cynique, il faut bien le dire, dont cet excellent homme avait contracté la déplorable habitude en ces régions bohèmes où presque toute sa jeunesse s’était écoulée. Qu’on le lui pardonne, et à moi aussi. Ce récit est de ceux qu’il faut ou supprimer ou accepter en bloc, avec ses allures plus ou moins légitimes. Il en est de lui comme de ces gens d’esprit qu’on n’aurait jamais chez soi, si on leur imposait la cravate blanche, l’habit noir et les gants paille : on les supporte donc en redingote et malgré leurs bottes parfois mouchetées de boue. J’ai ouï dire qu’on n’avait pas toujours à s’en repentir.


I

Parmi les collines du Surrey, sur une vaste bruyère, il y a trente ans de cela, s’élevait, loin de toute autre habitation, un grand bâtiment en briques rouges, moitié palais, moitié ferme. Un marchand retiré du commerce l’avait commencé, une espèce de fermier contrebandier le termina ; ce dernier avait pris à bail les landes environnantes, et fournissait Londres de marchandises françaises débarquées de nuit sur la côte du Sussex. Un médecin qui voulait faire sa fortune et s’était consacré, comme moi, au traitement des maladies mentales, vint y remplacer ces deux fondateurs. Les longues galeries furent aménagées en cellules ; les vastes caves, où s’enfouissaient jadis les masses d’objets prohibés, devinrent autant de donjons souterrains. — On dirait qu’ils ont bâti tout exprès pour moi ! se disait volontiers le docteur X…, trottant, au retour de sa chevauchée quotidienne, sur les collines du Surrey. Au fait, c’était une admirable maison de fous, et « l’isolement ne faisait qu’ajouter à ses autres mérites, » ainsi que l’avait remarqué mon habile confrère, profond observateur, et qui sans cela fût resté pauvre.

Savant, il ne l’était guère. Nous ne le comptions pas, je vous prie de le croire, au nombre des prédécesseurs de Forbes Winslow[1] ; mais à ceux qui le connurent il a laissé le souvenir d’un génie original, d’un vrai réformateur, homme d’un rare bon sens et d’une rare énergie. Sa sagesse expérimentale lui avait appris à gouverner les fous ; sa forte volonté lui avait servi à faire accepter des sages, ou soi-disant tels, certaines théories passablement risquées qui prenaient

  1. Célèbre aliéniste anglais.