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à côté des blancs ; on ne les admet pas dans la bonne société, on ne leur présente même pas la main. Et ce qu’il y a de curieux, c’est que les femmes de couleur elles-mêmes partagent cette répulsion ; elles aiment mieux se voir les maîtresses des blancs que les femmes légitimes, nous ne disons pas des noirs, mais même des mulâtres. Les hommes de couleur souffrent amèrement de cette sorte d’oppression morale qu’on leur inflige ; leur dignité personnelle en est tous les jours profondément blessée, et parfois, pour montrer qu’ils sont bien les égaux des blancs même en intelligence, ils se plaisent à citer, entre autres noms, celui du célèbre Lillette-Geoffroy. Ce mulâtre, né à Port-Louis d’un blanc et d’une Malgache, mais resté nègre pour le type et la couleur, avait reçu une instruction supérieure, et se distingua surtout dans les sciences mathématiques et naturelles, si bien qu’il fut nommé au siècle dernier membre correspondant de l’Académie des Sciences de Paris. Il n’est pas probable qu’à Maurice cet esprit d’exclusion contre la race de couleur cesse jamais. Dans les colonies françaises, il diminue chaque jour à mesure que s’effacent les souvenirs du temps de l’esclavage ; mais dans les colonies anglaises le sang blanc est toujours seul regardé comme un titre de noblesse. L’Anglo-Saxon ne veut pas se mésallier, témoin ce qui se passe dans l’Inde depuis plus d’un siècle. Ne ferme-t-on pas les yeux en Europe sur cet esprit d’exclusivisme qui caractérise l’Anglais, et ne reproche-t-on pas trop souvent aux seuls Anglo-Américains des idées qu’en définitive ils n’ont reçues que de leurs aïeux ?

Plus malheureux encore à Maurice que le nègre et le mulâtre, dont il se rapproche beaucoup par la couleur, est le coolie indien engagé pour la culture des terres, le travail des sucreries et le service des maisons. Ces pauvres parias venus de l’Inde dans une colonie où ils espèrent gagner quelques piastres de plus par année forment plus des deux tiers de la population. L’Indien est d’ordinaire soumis à son maître, obéissant, mais d’un caractère généralement froid et sombre, qui est fort loin d’être gai et communicatif comme celui du noir. Les traités que passent les travailleurs immigrés avec leurs patrons se limitaient autrefois à deux ou trois ans au plus ; mais ils ont, depuis cette année même, été portés à cinq ans, au grand contentement des planteurs et des fabricans de sucre. L’Indien, en s’engageant, a droit à la nourriture, composée de riz et de poisson salé, au logement, consistant en une cahute de paille où sont entassés les travailleurs, quelquefois aussi au vêtement, réduit à deux pantalons, deux chemises et un foulard par année. L’engagé reçoit en outre, suivant les cas, de 2 à 4 piastres, soit de 10 à 20 francs par mois. Les frais d’immigration et de rapatriement