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nous la popularité à ses travaux. Nos maîtres verriers, nos enlumineurs de missels, nos tailleurs d’images, si loyalement, si continuellement inspirés, se sont contentés de nous léguer leurs chefs-d’œuvre anonymes. Ils ont été punis de leur désintéressement par notre indifférence, de leur fécondité même par nos prédilections pour des œuvres, non pas plus vénérables toujours, mais plus rares, pour des talens étrangers, non pas mieux pourvus au fond, mais, grâce aux circonstances, mieux famés. À quoi bon insister au surplus ? Qu’il nous suffise d’avoir rappelé le fait, en passant, et d’avoir constaté dans les débuts de l’art français des indices de ce goût pour les efforts en commun, de ces mœurs fédératives en quelque sorte, dont rétablissement de l’Académie au XVIIe siècle sera comme l’expression légale et la suprême consécration.

L’école italienne, strictement giottesca, nous l’avons dit, même longtemps après la mort de Giotto, l’école italienne, durant toute cette première période, ne s’était pas seulement imposé la tâche de s’assimiler la manière extérieure du maître. Il semble qu’en se renfermant, à l’exemple de celui-ci, dans le cercle de certains sujets, en n’osant interpréter les textes sacrés que dans le sens exprès qu’il y attachait lui-même, elle ait fait presque d’un perfectionnement pittoresque une question d’orthodoxie. Et cependant le moment était proche, que dis-je ? il était déjà venu où la peinture chrétienne, en se transformant sous le pinceau de fra Angelico, allait participer, elle aussi, à cette ambition de progrès, à ce mouvement dans les idées et dans la pratique qui s’annonce dès le commencement du siècle, s’enhardit de plus en plus jusqu’au jour des dernières conquêtes, et renouvelle partout les conditions du beau. Je m’explique : rien de moins hautain assurément, rien de plus contraire aux arrière-pensées de succès personnel et de gloire mondaine que l’art de fra Angelico. Imagination mystique par excellence, cœur ouvert seulement aux saintes passions, l’humble dominicain, dont le surnom caractérise si bien les inclinations et le génie, n’est un maître, au point de vue du talent, que sous l’empire de préoccupations tout autres, et pour ainsi dire malgré lui. Ce talent n’en a pas moins une valeur singulière, des formes d’expression très différentes des habitudes primitives du style florentin, et, sans revenir ici sur des mérites auxquels nous avons eu déjà l’occasion de rendre hommage[1], nous dirons que chez le peintre de la Déposition de Croix, du Jugement dernier, du Couronnement de la Vierge et de tant d’autres suaves chefs-d’œuvre, la parfaite originalité de la manière n’est pas moins évidente que l’exquise pureté

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1853.