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dans le voisinage du Havre les fabriques de coton qui sont si bien placées plus haut, et s’il fallait définir les bases les plus solides qui puissent être données à la puissance de l’industrie de Rouen, l’approfondissement du port du Havre serait en première ligne. Le secret de la prospérité générale est partout et toujours que chacun s’applique, sans porter envie à ses voisins, au développement des avantages spéciaux de sa position.

Nous sommes au terme de notre course, et cette exploration du bassin de la Seine maritime a embrassé une période de deux mille ans. Sans sortir de l’embouchure de la rivière, nous avons vu la mer montante corroder des caps, en charrier les débris dans les golfes voisins, transformer en pâturages les anciens mouillages des flottes, ensevelir sous le sable vaseux les établissemens maritimes de la domination romaine et du moyen âge, faire enfin sortir du sein des eaux les alluvions sur lesquelles sont bâtis Honfleur et Le Havre. Cette marche des atterrissemens domine toutes les vicissitudes de l’atterrage de la Seine : elle en explique le passé, elle en fait entrevoir l’avenir. Par une inconcevable singularité, un phénomène aussi fécond en conséquences a passé presque inaperçu dans les projets qu’on est prêt à exécuter à l’embouchure de la Seine, et au moment où l’on recueillait le bienfait agricole de la puissance des envasemens, on oubliait l’influence fatale qu’elle doit inévitablement exercer sur la condition de la navigation ; on croyait faciliter l’accès du port de Rouen en compromettant celui du Havre, comme si Rouen pouvait ne pas se ressentir à la longue de l’exhaussement du seuil par lequel un port intérieur débouche sur la haute mer ! Pour résoudre le problème, il fallait en envisager toutes les données. Il est possible, il est facile, non de tarir toutes les sources des alluvions qui se dirigent de la mer sur l’embouchure de la Seine, mais de les appauvrir assez pour éloigner de plusieurs siècles l’époque où elles deviendront dangereuses pour la navigation : il ne faut pour s’en convaincre que regarder ce qui se passe au pied des falaises disloquées de Trouville, dans l’intervalle entre la Touques et la Dives, sur quelques autres points de la côte du Calvados, et remarquer dans le voisinage les effets de procédés vulgaires par lesquels on écarte les courans de lieux non moins menacés. En attendant qu’on se décide à étudier les forces de la nature au lieu de prétendre les contraindre, il n’est plus à former qu’un seul vœu : c’est que les sables poussés par le flot dans la Seine aient pour les mesures décrétées contre eux en 1861 un peu plus de ménagemens que n’en eut pour le trône du roi Canut la marée qui remontait dans la Tamise.

J.-J. Baude, de l'institut.