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C’était le 5 octobre 1861 : la mer devait s’élever au Havre de 8m10 et être pleine à neuf heures cinquante-neuf minutes du matin ; l’air était calme, et aucun vent ne paraissait devoir accélérer ou ralentir la marche de la marée. La brume qui couvrait au lever du soleil la vallée de la Seine s’était éclaircie peu à peu ; à huit heures et demie, les objets éloignés se distinguaient aisément, et j’étais établi seul sur un vieux mur formant quai à l’angle où le chemin de Villequier vient toucher à la Seine. Le jusant s’écoulait paisiblement, rien n’en émouvait la surface unie, et après quelques momens les embarcations assez nombreuses qui stationnaient devant Caudebec se détachèrent des quais et se portèrent en ordre sur la rive gauche, vis-à-vis le Château-Roulleau, où l’inflexion du lit détermine le flot à appuyer sur la rive droite. À neuf heures vingt minutes, des brisans tumultueux apparurent en aval de Villequier sur les deux bords ; entre eux marchait sans aucun bouillonnement une terrasse liquide. Cette masse glissait sans le moindre choc et avec la vitesse d’un cheval de course sur la surface de la rivière ; elle n’y pénétrait évidemment pas, et, le pied marqué par une frange d’écume à peine perceptible, elle envahissait l’espace, sans rider l’eau, à un décimètre devant elle. Le flot avançait en cascades et en élans alternatifs, formant d’un bord à l’autre des rangs et des sillons régulièrement disposés en arcs de cercle, la concavité tournée vers le haut de la rivière. Dans leur rapide passage, j’ai compté quatorze de ces rouleaux gigantesques ; ils brisaient sur chaque bord, et j’ai cru apercevoir au travers de l’écume des roches de la rive du sud jaillir et tomber, comme le galet des falaises quand il est fouetté par les lames. À 20 mètres du rivage, pas un tourbillon, pas un flocon d’écume sur les rouleaux ; l’extrême vitesse ne laissait pas à un atome de la masse emportée parallèlement à son axe la faculté de dévier d’une ligne. Autant qu’on puisse en juger sur des repères mesurés à vue d’œil, la hauteur des ondes n’était pas, du creux au sommet, de moins de 3 mètres, et la largeur des sillons en représentait au plus une fois et demie la profondeur. Au faîte et au niveau de ces sillons, le flot accumulé s’avançait horizontalement, et il ramenait à leur poste de Caudebec, avec rapidité et sans secousses, les embarcations réfugiées en face du Château-Roulleau. J’ai minutieusement noté les circonstances de ce passage, afin que chacun en tire comme il l’entendra les conséquences. À la rigoureuse régularité d’allures de ce bras de l’Océan s’allongeant subitement entre deux rivages, j’ai mieux compris pourquoi l’on avait appelé Dieu le grand géomètre, et rien, pas même une tempête en pleine mer, ne m’a donné de la puissance irrésistible de ses décrets une image aussi saisissante que l’a fait cette formidable et silencieuse invasion.

Pour apprendre à dompter le mascaret, ou, si la chose est impossible,