Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/818

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était couvert par une forte tête de pont : le paisible hameau construit à la place de cet ouvrage a gardé le nom de Fort. Sur la rive gauche, on entrait en ville par une porte crénelée et flanquée de tours. Le passage d’un bateau sous l’arche marinière est peint sur le vitrail ; une douzaine de chevaux et une foule de haleurs vêtus comme au XVe siècle y sont attelés. — Jusqu’en 1812, aucun bateau n’a remonté autrement que par cette manœuvre la chute de la rivière sous le pont ; pour un bateau de Seine de notre temps, il fallait deux cents hommes et cinquante chevaux. À l’apparition d’un bateau, la population des haleurs était convoquée à son de trompe. Pour être toujours prête à répondre à cet appel, elle n’acceptait aucune profession assujettissante, et il a suffi de cette coutume pour interposer pendant des siècles un nid de frelons oisifs entre les ruches laborieuses de Louviers et d’Elbeuf. En 1812, la conversion du fossé de l’ancienne fortification en un beau canal écluse a changé la route de la navigation et conduit à la réforme des mœurs locales. Enfin en 1856 le pont de Charles le Chauve s’est écroulé après mille ans de service ; il a été remplacé par un pont de neuf arches de 30 mètres d’ouverture chacune, sous lequel les eaux coulant sans contrainte ne forment plus aucune chute ; l’allongement de la portée des marées y accroît en vive-eau la profondeur. L’écluse de 1812 est à son tour délaissée et les bateaux franchissent aujourd’hui, sans daigner ralentir leur marche, le passage autrefois si redouté.

Ne quittons point ce rivage, sans rappeler un souvenir aussi éloigné de nous par le changement de direction des idées que par la course du temps. Colbert, qui ne négligeait rien de ce qui peut contribuer à polir les mœurs, voulait animer et embellir les abords de la ville de Rouen, et dès 1679 il recommandait à l’intendant de la province d’établir des troupes de cygnes sur les eaux de la Seine. « Vous savez, lui écrivait-il le 10 juin 1686, que le roy a fait mettre des cygnes sur la rivière de Seine. Étant sous la protection particulière de sa majesté, elle veut non-seulement qu’aucun n’y touche, mais même que chacun prenne plaisir à avoir un ornement de cette qualité sur cette rivière. J’apprends qu’il y a beaucoup de cygnes entre Pont-de-l’Arche et Rouen. Je vous prie d’envoyer un des gardes servant près de vous pour les reconnoître, et en même temps vous devez donner une ordonnance et la faire afficher dans toute l’étendue de la généralité sur les bords de la rivière, portant défense à toute personne de leur faire aucun mal. »

Combien de temps ces flottilles ailées ont-elles égayé les bords de la Seine ? On l’ignore, et l’on a perdu jusqu’au souvenir de leur passage. Peut-être les éducations de canards de Duclair en sont-elles un pâle reflet : pourquoi ne remonteraient-elles pas en effet à