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par le christianisme dans les mœurs de leurs habitans tarirent presque instantanément la source d’où s’élançaient ces hordes dévastatrices. Quoi qu’il en soit, elles avaient à leur tête, dans les dernières années du IXe siècle, un homme dont le génie égalait l’intrépidité. Ses compagnons l’appelaient Rhou, nom dont, après son baptême, on a fait ceux de Raoul et de Rollon. Ce chef profita de la terreur qu’il inspirait pour donner un établissement fixe aux bandes qui le suivaient : il se fit céder la Neustrie par Charles le Simple, reconnut sa suzeraineté, embrassa le christianisme, et se montra dès lors aussi habile fondateur qu’il avait été destructeur intraitable. Il enrichit et honora le clergé, instrument presque unique de civilisation de ce temps ; il fit cesser parmi les siens le règne de la violence, inaugura celui d’une justice régulière, et la rendit quelquefois de ses propres mains, avec une rigueur sans doute indispensable pour la faire comprendre à des barbares. C’est ainsi qu’il fut surnommé le Justicier, et la clameur de haro, à laquelle tout Normand devait être à l’instant conduit devant le juge, n’était autre chose que la dégénération du cri : Ha ! Rhou ! qui était une invocation aux lois du premier duc. Rollon trouva la Normandie inculte et déserte ; il la peupla de ses anciens compatriotes et des réfugiés qu’attira des provinces voisines la sécurité dont il la fit jouir.

Plusieurs des institutions auxquelles les navigateurs normands attribuaient la puissance de leurs armes s’implantèrent naturellement avec eux dans leur nouvelle patrie. Les coutumes scandinaves conféraient parmi les chefs tout l’héritage à l’aîné de la famille ; les cadets n’avaient pour domaines que la mer à écumer, et pour capitaux que des barques, des filets et des armes. La polygamie était admise dans cette société, et comme les femmes y étaient très fécondes, les cadets y étaient fort nombreux. Les anciens chroniqueurs n’hésitent pas à voir dans cette organisation la source des flots de barbares qui désolèrent si longtemps les côtes de l’Europe. La translation du droit d’aînesse en Normandie n’a pas pu être étrangère à l’esprit d’aventure qui, sous l’ancienne monarchie, se maintenait si bien dans cette province. Lorsque Tancrède de Hauteville vit ses fils grands, il leur déclara que tous ses biens appartenaient à leur aîné, et que chacun des autres avait pour dot un cheval, une armure et une épée. Ils partirent et allèrent achever la conquête de la Pouille, préparée par Drengot-Osmond. Leurs succès attirèrent sur leurs pas une foule de leurs compatriotes, et, tout pliant devant leur audace réfléchie, ils furent bientôt maîtres de la Sicile et de la Grande-Grèce. Les rangs en tête desquels Guillaume le Bâtard gagnait la bataille d’Hastings et soumettait l’Angleterre en six semaines